Rapport de l'Abbé Grégoire

"Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française"

L'Abbé Grégoire (BNF, Gallica)
L'Abbé Grégoire (BNF, Gallica)

Ce Rapport au titre particulièrement explicite est une pièce maîtresse de l’unilinguisme. C’est aussi un bon exemple de la "construction", à partir d’une "langue commune", d’une "langue nationale" qui devient le symbole de l’unité de la République.

On sait que, dans un premier temps, en 1790, les Décrets de l’Assemblée sont traduits dans les diverses langues de France et qu’une importante production textuelle de type propagandiste publiée dans ces langues apparaît un peu partout, singulièrement en domaine occitan (voir Boyer et al. 1989). Cependant, au même moment, l’Abbé Grégoire lance sa célèbre enquête (“une série de questions relatives aux patois et aux mœurs des gens de la campagne”). Grégoire pose d’entrée la question du face à face éventuel entre le français et une autre langue parlée localement, (l’occitan, le breton...) et il prend soin d’illégitimer définitivement cette dernière en lui affectant le désignant "patois", déjà investi (depuis L’Encyclopédie) d’une charge péjorante, réservant le terme de "langue" au français :

1. L’usage de la langue française est-il universel dans votre contrée ? Y parle-t-on un ou plusieurs patois ?

Ce mot de patois venait d’être consacré par l’Encyclopédie comme un désignant discriminatoire, stigmatisant pour les langues de France autres que le français, seule langue reconnue “nationale” (Boyer 2005). En réalité, avec son enquête, non seulement Grégoire cherche à prendre toute la mesure de la pluralité sociolinguistique, mais il condamne à terme cette pluralité comme obstacle à une communication politique satisfaisante, obstacle donc à la Révolution.

L’objectif fondamental de cette série de questions est clairement énoncé au détour de la question 29 :

29 : Quelle serait l'importance religieuse et politique de détruire entièrement ce patois ?

Le “Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française” est une authentique déclaration de politique linguistique et développe d’une certaine façon l’objectif déjà inscrit dans l’enquête de 1790.

La première information fournie par ce texte et par l’enquête qui le précède est celle de la situation sociolinguistique de la France en 1790, que nous devons cependant prendre avec précaution si nous plaçons, comme il le faut, le document dans le contexte de sa production. Grégoire énumère les "patois" parlés sur le territoire français :

le bas‑breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc‑comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnais, le basque, le rouergat, et le gascon.

Ainsi, il conclut que le français n’est pas la langue de tous les Français :

on peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale, qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent n'excède pas les trois millions, et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent est encore moindre.

Si nous considérons qu’en 1791 la France comptait plus de 27 millions d’habitants (Dupeux 1986), ceux qui parlent français représentaient un peu plus du dixième de la population.

Mais au-delà de cette information, ce texte est une pièce de première importance dans la quête de l’unilinguisme :

Les gasconismes corrigés.  Desgrouais (1703-1766) BNF, Gallica
Les gasconismes corrigés.  Desgrouais (1703-1766)
BNF, Gallica

1. Il illégitime le pluralisme linguistique. La pluralité, en la matière, c’est le désordre. Grégroire parle de 30 “patois” différents. Il ajoute pour frapper les esprits que, dans les contrées méridionales, “le même cep de vigne a trente noms différents”. Cette pluralité désordonnée s’oppose à l’ “usage invariable” du français.             

2. Il illégitime le pluralisme linguistique du point de vue fonctionnel, du point de vue communicationnel. L’usager du seul “patois” ne peut pas communiquer avec tous les citoyens. De même, les “patois dressent des barrières qui gênent les mouvements du commerce et atténuent les relations sociales”. Qui plus est, l’accès au nouveau langage politique fait problème car “si dans notre langue [= le français, seul digne de cette dénomination], la partie politique est à peine créée, que peut-elle être dans des idiomes [qui] sont absolument dénués de termes relatifs à la politique”.

3. La seule langue légitimée est donc le français, pour des raisons fondamentalement politiques : c’est “la langue de la liberté”, la seule qui permette de “fondre tous les citoyens dans la masse nationale” à la différence des “idiomes féodaux” : le français est la langue de l’ordre nouveau, révolutionnaire, les patois sont des survivances de l’ordre ancien. On sait que cet argument sera longtemps invoqué.

La distribution des représentations sociolinguistiques antagonistes est ici parfaitement établie et restera dans les imaginaires jusqu’à aujourd’hui :

Représentations selon le Rapport Grégoire
La langue (le français) Les non langues (les patois)
L'ordre Le désordre
La clarté La confusion
La modernité Le passé
La Révolution L'Ancien Régime
Les techniques La superstition
La liberté La féodalité
... ...

 

Ce document peut être considéré comme une synthèse de l'idéologie unilinguiste: une seule langue, une seule norme. Nous attirons votre attention sur les derniers paragraphes de cet extrait où il est question des accents qui "feront une plus longue résistance" mais finiront aussi par disparaître car : "L'accent n'est [...] pas plus irréformable que les mots."

 

CONVENTION NATIONALE. Instruction publique
RAPPORT SUR LA NÉCESSITÉ ET LES MOYENS D'ANÉANTIR LES PATOIS
ET D'UNIVERSALISER L'USAGE DE LA LANGUE FRANÇAISE par GRÉGOIRE

La langue française a conquis l'estime de l'Europe, et depuis un siècle elle y est classique […] Mais cet idiome, admis dans les transactions politiques, usité dans plusieurs villes d'Allemagne, d'Italie, des Pays-Bas, dans une partie du pays de Liège, du Luxembourg, de la Suisse, même dans le Canada et sur les bords du Mississipi, par quelle fatalité est-il encore ignoré d'une très-grande partie des Français ? […]

La féodalité, qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneusement cette disparité d'idiomes comme un moyen de reconnaître, de ressaisir les serfs fugitifs et de river leurs chaînes. Actuellement encore, l'étendue territoriale où certains patois sont usités, est déterminée par les limites de l'ancienne domination féodale.

Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur où la langue française soit exclusivement parlée ; encore y éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation, soit par l'emploi des termes impropres et surannés […] Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms.

Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire l'énumération : le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnais, le basque, le rouergat et  le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tout sens.

Au nombre des patois, on doit placer encore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés. […]

Cette disparité s'est conservée d'une manière plus tranchante dans des villages situés sur les bords opposés d'une rivière, où, à défaut de pont, les communications étaient autrefois plus rares. […] On peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent n'excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent correctement encore moindre.

Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que, pour la liberté, nous formons l'avant-garde des nations. […]

Mais au moins on peut uniformiser le langage d'une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l'usage unique et invariable de la langue de la liberté.

[…]  Un des moyens les plus efficaces peut-être pour électriser les citoyens, c'est de leur prouver que la connaissance et l'usage de la langue nationale importent à la conservation de la liberté. Aux vrais républicains, il suffit de montrer le bien, on est dispensé de le leur commander. […]

Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places ; il est à désirer que tous puissent successivement les remplir, et retourner à leurs professions agricoles ou mécaniques. Cet état de choses nous présente l'alternative suivante : si ces places sont occupées par des hommes incapables de s'énoncer, d'écrire dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rédaction présentera l'impropriété des termes, l'imprécision des idées, en un mot tous les symptômes de l'ignorance ? Si au contraire cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux qu'on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme et faut ; la liberté des suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées s'établira une sorte de hiérarchie. Ainsi l'ignorance de la langue compromettrait le bonheur social ou détruirait l'égalité. [ …]

C'est surtout vers nos frontières que les dialectes, communs aux peuples des limites opposées, établissent avec nos ennemis des relations dangereuses, tandis que, dans l'étendue de la République, tant de jargons sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce et atténuent les relations sociales. Par l'influence respective des moeurs sur le langage, du langage sur les moeurs, ils empêchent l'amalgame politique, et d'un seul peuple en font trente. […]

Des considérations d'un autre genre viennent à l'appui de nos raisonnements. […] Toutes les erreurs se tiennent comme toutes les vérités ; les préjugés les plus absurdes peuvent entraîner les conséquences les plus funestes. Dans quelques cantons ces préjugés sont affaiblis, mais dans la plupart des campagnes ils exercent encore leur empire. Un enfant ne tombe pas en convulsion, la contagion ne frappe pas une étable, sans faire naître l'idée qu'on a jeté un sort, c'est le terme. Si dans le voisinage il est quelque fripon connu sous le nom de devin, la crédulité va lui porter son argent, et des soupçons personnels font éclater des vengeances. Il suffirait de remonter à très-peu d'années pour trouver des assassinats commis sous prétexte de maléfice.[…]

C'est surtout l'ignorance de l'idiome national qui tient tant d'individus à une grande distance de la vérité : cependant, si vous ne les mettez en communication directe avec les hommes et les livres, leurs erreurs, accumulées, enracinées depuis des siècles, seront indestructibles.

Pour perfectionner l'agriculture et toutes les branches de l'économie rurale, si arriérées chez nous, la connaissance de la langue nationale est également indispensable. Rozier observe que, d'un village à l'autre, les cultivateurs ne s'entendent pas ; après cela, dit-il, comment les auteurs qui traitent de la vigne prétendent-ils qu'on les entendra ? Pour fortifier son observation, j'ajoute que, dans quelques contrées méridionales de la France, le même cep de vigne a trente noms différents. Il en est de même de l'art nautique, de l'extraction des minéraux, des instruments ruraux, des maladies, des grains, et spécialement des plantes. Sur ce dernier article, la nomenclature varie non seulement dans des localités très-voisines, mais encore dans des époques très-rapprochées. […] Il en résulte que les livres les plus usuels sont souvent inintelligibles pour les citoyens des campagnes.

Il faut donc, en révolutionnant les arts, uniformer leur idiome technique […]

Une objection, plus grave en apparence, contre la destruction des dialectes rustiques, est la crainte de voir les mœurs s'altérer dans les campagnes. [ …]

Le régime républicain a opéré la suppression de toutes les castes parasites, le rapprochement des fortunes, le nivellement des conditions. Dans la crainte d'une dégénération morale, des familles nombreuses, d'estimables campagnards, avaient pour maxime de n'épouser que dans leur parenté. Cet isolement n'aura plus lieu, parce qu'il n'y a plus en France qu'une seule famille.

[…] pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage. Le temps amènera sans doute d'autres réformes nécessaires dans le costume, les manières et les usages. […]

En avouant l'utilité d'anéantir les patois, quelques personnes en contestent la possibilité ; elles se fondent sur la ténacité du peuple dans ses usages.

[ …] Je crois avoir établi que l'unité de l'idiome est une partie intégrante de la révolution, et, dès lors plus on m'opposera de difficultés, plus on me prouvera la nécessité d'opposer des moyens pour les combattre. Dût-on n'obtenir qu'un demi-succès, mieux vaudrait encore faire un peu de bien que de n'en point faire. [ …]

La suppression de la dîme, de la féodalité, du droit coutumier, l'établissement du nouveau système des poids et mesures, entraînent l'anéantissement d'une multitude de termes qui n'étaient que d'un usage local. […]

En général, dans nos bataillons on parle français, et cette masse de républicains qui en aura contracté l'usage le répandra dans ses foyers. Par l'effet de la révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver leurs terres. Il y aura plus d'aisance dans les campagnes ; on ouvrira des canaux et des routes ; on prendra, pour la première fois, des mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux ; les fêtes nationales, en continuant à détruire les tripots, les jeux de hasard, qui ont désolé tant de familles, donneront au peuple des plaisirs dignes de lui : l'action combinée de ces opérations diverses doit tourner au profit de la langue française.

Quelques moyens moraux, et qui ne sont pas l'objet d'une loi, peuvent encore accélérer la destruction des patois. […]

Les accents feront une plus longue résistance, et probablement les peuples voisins des Pyrénées changeront encore, pendant quelque temps, les e muets en é fermés, le b en v, les f en h. A la Convention nationale, on retrouve les inflexions et les accents de toute la France. Les finales traînantes des uns, les consonnes gutturales ou nasales des autres, ou même des nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le département de celui qui parle.

L’organisation, nous dit-on, y contribue. Quelques peuples ont une inflexibilité d’organe qui se refuse à l’articulation de certaines lettres : tels sont les Chinois, qui ne peuvent prononcer la dentale r ; les Hurons qui, au rapport de La Hontan, n’ont pas de labiale, &c. Cependant si la prononciation est communément plus douce dans les plaines, plus fortement accentuée dans les montagnes ; si la langue est plus paresseuse dans le nord & plus souple dans le midi ; si, généralement parlant, les Vitriats & les Marseillais grassaient, quoique situés à des latitudes un peu différentes, c’est plutôt à l’habitude qu’à la nature qu’il faut en demander la raison. Ainsi n’exagérons pas l’influence du climat. Telle langue est articulée de la même manière dans des contrées très-distantes ; tandis que dans le même pays la même langue est diversement prononcée. L’accent n’est donc pas plus irréformable que les mots.

Je finirai ce discours en présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont l'exécution est digne de vous : c'est celui de révolutionner notre langue.