Introduction

Europe 1843  (carte Alexandre Vuillemin,1812-1886)
Europe 1843  (carte Alexandre Vuillemin,1812-1886)

On a pu voir dans le chapitre précédent que, dans l’Europe des Lumières, l’écosystème linguistique était composé de langues ayant une expression écrite et aux statuts divers (langues littéraires, langues de la cour, langues liturgiques...) et de langues fondamentalement orales dont certaines avaient eu une écriture au Moyen Âge. On peut également parler de langues qui remplissent le rôle de ce que l’on appellerait aujourd’hui langues internationales :

Les anciennes aristocraties de la fin du XVIIIe siècle s’entendaient facilement d’un pays à l’autre, car elles connaissaient bien les langues nobles parlées dans les cours. Tout le monde instruit en Occident savait le français et en Europe centrale l’allemand ; les gens cultivés en Russie apprenaient l’un et l’autre (Weill 1938 : 9-10)

La population rurale et analphabète parlait des formes orales considérées comme des dialectes ou des patois. Le pouvoir royal s’intéressait peu à la langue parlée par le peuple, tant que la question linguistique n’était pas un obstacle à la rentrée d’impôts ou à l’intégrité du territoire. Le pouvoir des langues se mesurait alors à travers le pouvoir Royal, pouvoir que les littératures des différents États-royaumes se chargeaient d’illustrer et de magnifier :

Dans le cas de l’élaboration des langues communes, aucun écrivain, aucun grammairien n’eut jamais pour objectif prioritaire d’exprimer la culture populaire, dans son fond comme dans sa forme. II s’agissait au contraire, pour les vernaculaires promus au statut de langue de culture […] de rivaliser en raffinement avec le modèle gréco-latin (Baggioni 1997 : 207)

Ce n’est qu’après la Révolution française et avec le mouvement romantique que les langues deviennent des symboles de l’identité des peuples et des éléments constitutifs des (États-)Nations ; les littératures nationales étant ainsi des instruments de l’"expression du génie des peuples" (Baggioni 1997 : 207).

Cette transformation radicale se produit aussi bien dans les cas des États-nations qui suivent, dans leur formation, le modèle français (nations révolutionnaires) que ceux qui suivent le modèle allemand (nations romantiques). Nous vous proposons de lire les lignes suivantes de D. Baggioni (1997 : 204) sur ces deux modèles de construction de la Nation :

La langue-nation précède-t-elle l’État-nation ou l’État crée-t-il la langue et la nation ?

On peut résumer l’héritage idéologique des grands conflits qui opposèrent les nations européennes au XIXe siècle en dégageant deux pôles autour desquels s'affrontent l’idéologie française de la nation et l’idéologie allemande du peuple-nation (Volk). Dans la conception française, établie solidement par la Révolution, la Grande Nation est définie en termes politiques : le peuple-souverain proclame l’existence de la Nation une et indivisible en une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c'est-à-dire sur un programme politique. Plus tard, Ernest Renan, répondant au défi allemand, essaiera d'affiner la définition en avançant l’idée d’un "vouloir vivre ensemble" (Qu'est-ce que la Nation ? 1882). Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’en fait, dans le complexe État-nation, et suivant cette conception, c'est l’État, c'est-à-dire l’unité politique, qui donne naissance à la nation. Tout au contraire, dans la conception allemande, la nation précède l’État, et celui-ci vient parachever une unité politique nécessaire. Ce qui définit ce Volk (peuple ? ethnie ? nation ?), c’est une unité, pour ainsi dire d'essence, faite de communauté de langue et de culture (plus tard viendront les Blur und Boden, "le sang et le sol"). On le voit, dans la conception allemande au commencement étaient la langue et la culture, alors que dans la conception française la langue n’est qu'un instrument d’unification politique et culturelle, ou plutôt «civilisationnelle ». En effet, l’idée de Kultur (dans la conception allemande, à la manière de Meinecke, qui opposait les Staatsnationen à la française aux Kulturnationen à l'allemande) réfère plutôt à des pratiques culturelles traditionnelles, souvent paysannes. À l'inverse, l’idée de "civilisation", typiquement française, liée à l’idée de progrès, renvoie à des valeurs urbaines, "bourgeoises", à diffuser sur tout le territoire national aux dépens des cultures paysannes (des patois, des croyances, des modes de vie traditionnels assimilés à des "routines", etc.).

ll convient, avant de continuer, de définir le terme nation dans le contexte du XIXe siècle. Nous conviendrons avec Anne-Marie Thiesse que la "nation" est une invention, une création :

La véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver. Les premiers exemples ne sont pas antérieurs au XVIIIe siècle: pas de nation au sens moderne, c’est-à-dire politique avant cette date. […] La nation est conçue comme une communauté large, unie par des liens qui ne sont ni la sujétion à un même souverain ni l’appartenance à une même religion ou à un même état social […] La nation ressemble fort au Peuple […] mais elle est plus que cela. Le Peuple est une abstraction, la nation est vivante […] Appartenir à la nation, c’est d’être un des héritiers de ce patrimoine commun et indivisible, le connaître et le révérer [….]

Tout le processus de formation identitaire consiste à déterminer le patrimoine de chaque nation et à en diffuser le culte. […] La nation nait d’un postulat et d’une invention. Mais elle ne vit que par adhésion collective à cette fiction (Thiesse 1999 : 11-12, 14)

Carte satirique représentant les tensions entre nations en Europe (1870), Paul Hadoul. ( Bibliothèque du Congrès des États-Unis)
Carte satirique représentant les tensions entre nations en Europe (1870), Paul Hadoul.
Bibliothèque du Congrès des États-Unis)

On assiste à la recherche d’antécédents historiques réels ou imaginés qui montrent la lignée du peuple-nation depuis des temps immémoriaux : les Gaulois, les Francs, les Celtes, les Germains…

Les prodromes sont simples : une culture est d'abord nationale, c'est-à-dire distincte, unique. Elle enveloppe et inspire du dedans tous les aspects, toutes les productions d'un peuple, comme la sève d'un arbre (le fameux platane de Taine, aux Tuileries, dans Les Déracinés de Barrès) ; nul ne saurait prétendre lui rester extérieur, sauf à se "décérébrer" (Barrès), à s'amputer de manière suicidaire. […]

On exalte l'authentique, le peuple, les paysans (car mieux que tous ils se révèlent imperméables à la dénationalisation par la culture, toujours cosmopolite avant la rectification nationaliste) ; on s'enthousiasme pour l'étude des premiers temps et des temps médiévaux […] C'est bien une logique de l'héritage, du dépôt sacré (les "Pères", les morts) : un privilège, mais aussi une charge et une mission. La nation est un être et un devoir-être : à la fin du siècle, il faudra même mourir pour elle (Cabanel 1997).

Parmi les éléments symboliques qui représentent la nation, la langue occupe une place centrale. C’est pourquoi D. Baggioni parle d’une deuxième révolution écolinguistique :

 […] les États-nations, mobilisant plus activement les populations territorialisées (par la scolarisation de masse, la politisation, l’encadrement administratif), cherchent à homogénéiser linguistiquement l’espace national au moyen d’une langue commune devenue de ce fait langue nationale (Baggioni 1997 : 55)

Mais comment définir une "langue nationale" ? pour Anne-Marie Thiesse

 Une langue nationale a pour fonction, d’une part, de se substituer à une bigarrure de modalités linguistiques répondant à des usages diversifiés et, d’autre part, d’incarner la nation : son "cahier des charges" est de ce fait lourd et contraignant. Elle doit assurer la communication horizontale et verticale au sein de la nation : quelle que soit leur origine géographique et sociale, tous ses membres doivent la comprendre et l’utiliser. Elle doit permettre l’expression de toute idée, de toute réalité : des plus anciennes aux plus modernes, des plus abstraites aux plus concrètes. Elle doit permettre à la nation de s’illustrer et de montrer qu’elle est égale en grandeur avec toutes les autres. Elle doit se confondre à la nation – s’enraciner dans ses profondeurs historiques, porter l’empreinte du peuple. En fonction des différentes situations initiales, les concepteurs de langues nationales accentuent plus ou moins tel ou tel de ces réquisits (Thiesse 1999 : 70-71)

Si connaître la "langue commune" était un privilège réservé à une minorité plus qu’un droit, connaître la "langue nationale" devient un droit et un devoir.

 Une nation qui se résigne à mêler à sa propre langue les phrases et les mots d'autres langues étrangères n'est plus une nation, mais ressemble plutôt à une espèce de marché ou de grande auberge (Carlo Collodi dans Giannetto).

L'Hippodrome, la 1re épopée Vercingétorix (1900) :  Victorin Jasset et Ch. Brum. Ville de Paris / BHVP / Roger-Viollet
L'Hippodrome, la 1re épopée Vercingétorix (1900) : 
Victorin Jasset et Ch. Brum.
Ville de Paris / BHVP / Roger-Viollet