Personnages en transition...

Personnages en transition ethno-sociolinguistique 

Il sera question dans cette partie des représentations du locuteur en transition dans plusieurs cultures du domaine roman. On le sait, la "textualisation de la diglossie" (Lafont 1983) est l’une des "manifestations symptomales" (Boyer 2007) fréquentes dans les situations de conflit diglossique : une mise en spectacle du conflit diglossique. Dans la littérature populaire de langue romane, on trouve très fréquemment des personnages stéréotypés à l’allure grotesque (aussi bien par leur façon de s'exprimer que par leur aspect physique) qui se situent entre deux langues en situation de contact/conflit.

À partir de la Révolution française, et surtout du XIXe siècle, plusieurs facteurs socio-économiques favorisent les mobilités géographiques et sociales et les contacts de langues sont alors plus fréquents, entrainant des changements linguistiques plus ou moins rapides, plus ou moins réussis.

Ivre, fou ou victime d’un sortilège…

On sait que pour Labov “la communauté linguistique se définit moins par un accord explicite quant à l'emploi des éléments du langage que par une participation conjointe à un ensemble de normes” (Labov 1976) mais aussi que la légitimation / délégitimation de tel ou tel usage linguistique est le résultat d’un rapport de force historique entre les groupes. Le changement de langue en situation de diglossie est la transgression d’une règle sociale, le désaveu du "rapport de force symbolique" (Bourdieu et Boltanski 1975 : 5) entre les langues (et entre les groupes) qui n’est pas sans conséquences. C’est ce que semble montrer une expression populaire présente dans plusieurs langues romanes minorées qui associe cette transgression à la prise d’alcool : lorsque le locuteur de la langue dominée se trouve en état d’ébriété… il se met à parler la langue dominante. Ainsi, en occitan : ‘coumenço de parla francés’ s’applique d’après F. Mistral (1878, sv francés) à "une personne entre deux vins". En Galice on peut dire d’un vin trop alcoolisé "faiche falar castellano" et on retrouve également l’expression "falar castellano" appliquée à quelqu’un ayant trop bu. En catalan on trouve une expression similaire : "parlar en castellà", ou encore "parlar llatí" (cf. Alcover et Moll 1980, Franquesa 1971).

Ces expressions semblent faire référence au désir d’appartenir au groupe dominant refoulé dans un état "normal" grâce à la violence symbolique à laquelle le dominé est soumis, qui est ainsi libéré par ce produit psychotrope modifiant les comportements mais aussi les perceptions et l'état de conscience du locuteur, qui minimise en définitive les conséquences sociales de son acte (le ridicule…).

De la même façon, dans un texte occitan écrit et imprimé à Toulouse durant la période révolutionnaire (dans un contexte de conflit entre les partisans des nouvelles idées et les réactionnaires), cette transgression de la norme sociale en matière de langue/s est présentée comme un trouble mental, ou un aveuglement transitoire, conséquence d’un ensorcellement. Il s’agit de la représentation du "franchimand", décrit de façon remarquable par Philipp Gardy. Cet ethno-sociotype est décrit comme un "véritable monstre" qui "porte sur son corps les marques de la faute collective, du péché d’orgueil ; et pour cette raison il devra être jugé et condamné" (Gardy 1987 : 79, 81). Auguste Brun parle quant à lui de "bâtard linguistique" (Brun 1927 : 152) concernant la variété linguistique issue du conflit franco-occitan, qui vient complexifier la configuration linguistique en vigueur en domaine occitan sur le plan des usages comme sur le plan des représentations.

Le texte en question se présente avec un faux titre en couverture Un pam de nas ou Le sourtiletche lebat et un titre à l’intérieur As manels coum’as fols a toutis embalado, Salut et pax. Dialogo entré la Flamberjo, Capoural de la Legiu, M. Toutsens, Noutari de Bieillo-Rocho, Pierroutou filhol de M. Toutsens (texte 172 dans le répertorie établi par François Pic, dans Boyer, Fournier, Gardy, Martel, Merle et Pic 1989). Curieusement, les langues des trois personnages du texte ne correspondent pas à leurs statuts sociaux : car le notaire M. Toutsens (dont le nom est porteur des qualités que l’auteur lui accorde) et son filleul parlent occitan alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’ils parlent français. Le choix de la langue répond bien à une stratégie communicative de l’auteur de ce texte contraire à la Révolution qui vise à rendre ridicule le troisième personnage, La Flamberjo, qui danse dans la rue en chantant "Ah, ça ira, ça ira, les Aristocrates à la Lanterno, etc." et qui est la victime facile d’un sortilège : il a adhéré aux idées révolutionnaires… et essaie de parler français. La Flamberjo (L) a un comportement et une langue détraqués :

P. Ex pla fier... Es per you qu'au cantats.

L. Tais-toi Aristoucratuo: bivo la liberté... Satro-blu, che t'estermine.

P. D'un aire mouqur & le montrant ambel dit: eh garo le fabarel!... Brabé Souldat de la Bierjo Mario, fasets-me mal, se gausats... Bous cregni pas.

L. Attends, attends.

M.T. Au bejen, crido : qu'es aco, qu'es aco, Pierroutou?... Ai, es bous, la Flamberjo; que bous a faït aquel drolle?.

L. C’est un poulissoun, un chien d'Aristoucrato.

Il retrouve le « bon sens » et la langue qui correspond à son statut social grâce aux explications de M. Toutsens, Noutari de Bieillo-Rocho. Le retour à la raison va de pair avec le retour à la langue maternelle (l’occitan) :

L.  Oui, les Aristoucratos sont gens à pendro. Eh, qu'y troubés-bous dans un Démoucrato.

M.T. La Flamberjo, un pauc de bon sens: besi que bostris Camarados ambe qualqués soupas, et bostre uniforme, bous an faït bira le cantou; bous seguissex toutis coumo de moutous! quand éx boutats quicon dins le cap, le Diable bous au tirario pas... Boulex que bous digui qu'es aco qu'un Démoucrato? Nou fiox pas coumo un décerbelat, mais siox tranquile et de bouno fé.

L. Eh bien, boyons: parlez.

M.T. Un Démoucrato, m'entendés-be, es en aqueste moumen, un homme que rasouno mal en poulitico, que quitto sa Religiou, et se fa Chismatic... Te boli pas parla de la Poulitico, n'en saben pas prou l'un et l'autre: mes per la Religiou, to faré besé... Laisso ton franciman: nou y es pas accoustumat: seren maï à nostre aisé.

L. O boli bé: coussi, un Démoucrato quitto sa Religiou!

M.T. O la quitto; le Pape a assemblat sous Cardinals: (è faï attensiu que n'a de toutis les païses, ou aumens les qu'a saben pla ço qui s'y dits et ço qui s'y passo) a examinat ambelis quino es la Douctrino de la Gleiso, et a décidat ço qué t'ai dit. (…)

Le péché d’orgueil

Une fable populaire est centrée sur le retour à l’ordre sociolinguistique : elle réserve une punition au coupable du « péché d’orgueil » dont parlait Ph. Gardy. On trouve cette fable dans de nombreuses cultures dans lesquelles deux langues (ou la langue normée et un dialecte) sont en contact conflictuel. Elle correspond au type 1628 (The Learned Son and the Forgotten Language) selon la classification de Aarne et Thompson, avec  des variantes en Lituanie, Suède, France, Allemagne, Italie, Hongrie, Russie et Canada. Cette fable est par ailleurs très répandue également en Espagne : en Galice (déjà rapportée par Martín Sarmiento, 1746-1770), aux Asturies (cf. supra) ou dans la région de Murcie (cf. Hernández Fernández 2013 : 246). J. Chaurand indique dans son Introduction à la dialectologie française qu’elle lui « a été donnée comme le récit d’un fait exact dans toutes les régions où [il] a eu quelque contact avec les réalités dialectales » (Chaurand 1972 : 281). Elle a été également répertoriée dans des situations de contact de langues en Amérique et dans des territoires colonisés par des Européens, par exemple en Louisiane, à l’Île Maurice ou au Québec (cf. Barry Jean Ancelet 1994 : 82).

Voici deux versions de cette fable, la première recueillie aux Asturies (castillan-asturien), la seconde à Padoue (italien-véronais) :

El garabatu

Yera unu que marchara del pueblu p’América nun hacia mucho. Al poco volvió pa su casa ya quería pasar por señoritu. Vestía ya falaba mui fino. Como yera veranu había que dir a la yerba ya él subió p’ayudar a la familia. En tanto allí toos trabayaban duro, pero élo quedose mirando un garabatu que taba pasáu en suelu ya preguntaba a las hermanas (poniendo voz finolis); “qué nombre es el que tiene este instrumento?”. Las hermanas pararon de trabayar ya miraban unas pa otras sin dicir nada. Ello ye que sin dase cuenta l’americanu pisó’l garabatu polos dientes, entós el mangue dio-y en tol focicu y diz a voces:

!Jodido garabatu!

(De la Torre García 2010 : 98)

Il restel

Un giovanotto seminarista, tornato dopo alcuni anni alla sua casa di campagna, parlava il toscano che aveva imparato in seminario. Uscendo un giorno pei prati con suo padre contadino voleva fingere di non ricordare più il nome degli attrezzi paterni. A un tratto, toccando sprezzantemente col piede un rastrello, domandò

Padre come si chiama quest’arnese?

Ma il rastrello, urtato dal piede, si sollevò e andò a picchiare il giovanetto propio nel naso, cosi forte che gli fece dire:

Mostro d’un restel

La memoria gli era ritornata

(L. Angoletta Padovani, Padova nella sua storia, nelle sue tradizioni, nella sua vita, Boscardin, Padova, 1927 : 223, cité par Cortelazzo 1984 : 99-100)

L’ethno-sociotype féminin

On sait qu’en général les femmes ont tendance à adopter les formes linguistiques porteuses de prestige plus rapidement que les hommes (cf. Labov 1992) : rien d’étonnant donc à l’existence fréquente de nombreux ethnosociotypes féminins des locuteurs en transition, caractérisés non seulement par leur langue, mais également par leurs vêtements et leurs comportements, qui renforcent leur caractère grotesque et ridicule.

Dans le contexte occitan les exemples ne manquent pas, parmi eux nous citerons ici le personnage d’Alphonse Daudet, Tante Portal, représentante "de cette bourgeoisie provençale qui traduit "Pécaïré" par "Péchère" et s'imagine parler plus correctement". Daudet en fait un portrait éloquent et insiste sur son "mépris" envers tout ce qui pourrait la rattacher à ses origines sociales provinciales :

… tante Portal accrochait tous les mots, non au gré de sa fantaisie, mais selon les us d'une grammaire locale, prononçait déligence pour diligence, acheter, anédote, un régitre. Une taie d'oreiller s'appelait pour elle une coussinière, une ombrelle était une ombrette, la chaufferette qu'elle tenait sous ses pieds en toute saison, une banquette. Elle ne pleurait pas, elle tombait des larmes, […]

Ce mépris de la dame du Midi pour l'idiome de sa province s'étend aux usages, aux traditions locales, jusqu'aux costumes. De même que tante Portai ne voulait pas que son cocher parlât provençal, elle n'aurait pas souffert chez elle une servante avec le ruban, le fichu artésien. « Ma maison n'est pas un mas, ni une filature », disait-elle. Elle ne leur permettait pas davantage de "porter chapo..." Le chapeau, en Aps, c'est le signe distinctif, hiérarchique, d'une ascendance bourgeoise ; lui seul donne le titre de madame qu'on refuse aux personnes du commun. Il faut voir de quel air supérieur la femme d'un capitaine en retraite ou d'un employé de mairie à huit cents francs par an, qui fait son marché elle-même, parle du haut d'une gigantesque capote à quelque richissime fermière de Crau, la tête serrée sous sa cambrésine garnie de vraies dentelles antiques. Dans la maison Portal, les dames portaient chapeau depuis plus d'un siècle.

DAUDET Alphonse (1950 (1881) - Numa Roumestan, Moeurs parisiennes. Paris, Bibliothèque Charpentier.

Dans un contexte très différent mais à peu près à la même époque, on trouve un autre ethno-sociotype féminin, Chiriţa, personnage très populaire du théâtre roumain créé vers la moitié du XIXe siècle et qui depuis continue de provoquer le rire du public roumanophone. Cet ethno-sociotype doit être situé dans le contexte socio-culturel roumain de l’époque dans lequel de très nombreux jeunes roumains partaient faire leurs études à Paris et, éblouis par la culture française, essayaient de la répandre dans leur pays d’origine ; il s’agit des bonjouristes :

Des "bonjours" et des "mercis", des « monsieurs » stéréotypés parsèment le langage de certaines couches fortunées, mais aussi des parvenus. Un jargon saugrenu franco-roumain façonne toute une série de personnages caricaturaux aux manières prétentieuses soucieuses du "paraître". Aujourd’hui encore ce jargon bizarre suscite le rire du spectateur roumainophone (Hotineau 2009 : 202)

L’un de ces ethno-sociotypes, probablement le plus populaire, est Chiriţa, protagoniste de 5 comédies de l’écrivain roumain Vasile Alecsandri. Alecsandri fait de la femme de hobereau :

une caricature du snobisme et de l’importation hâtive de civilisation, par opposition à son mari, lourdaud et bourru, conservateur sclérosé dans ses vieilles habitudes patriarcales et adversaire de tous renouvellement (Spânu 1995 : 260)

La caricature passe par les habits de la dame qui souhaite imiter la bourgeoisie française, et par sa façon de parler : Chiriţa traduit ad litteram des expressions idiomatiques du "roumain" (Gulea 2005 : 48). Dans son rôle social de femme elle est attentive à la réussite sociale de son fils, Gulita, à qui elle souhaite transmettre le modèle linguistique de prestige de l’époque, le français. C’est pourquoi elle engage un précepteur français, qui a pourtant du mal à exercer sa fonction.

 

Extrait Chiriţa in provincie, Actul 1 - Scena 3 (dir. Alexandru Dabija, Teatrul NaTeatrul National Iasi, 1985)

 

Chiriţa in provincie (1855) de Vasile Alecsandri

Actul 1 - Scena 3

[…]

Chiriţa: […] Monsiu Sarla... ian dites-moi je vous prie: est-ce que vous ètes... multamit de Gulita?

Sarl: Comme ça, comme ça... multamit et pas trop.

Chiriţa: C’est qu’il est très...  zburdatic... mais avec le temps je suis sure qu’il deviendra un tambour d’instructIon.

Sarl ( cu mirare ): Tambour?...

Chiriţa: Oui... adica, doba de carte... tambour... nous disons comme ça en moldave.

Sarl (in parte): Ah bon!... la voilà lancée.

Chiriţa: Et alors nous l’enverrons dedans.

Sarl: Où ça, madame?

Chiriţa: Dedans...  inauntru...nous disons comme ça en moldave.

Sarl ( in parte): Parle donc le moldave alors, malheureuse.

Chiriţa: Et voyez-vous, monsieur Charles, je ne voudrais pas qu’il perde son temps pour des fleurs de coucou.

Sarl: Pour des fleurs de coucou?

Chiriţa: C’est-à-dire: [de flori de cuc...|des sornettes] nous disons comme ça...

Sarl: En moldave... (in parte) Cristi... qu’elle m’agace avec son baragouin!

Chiriţa: Aussi, je vous prie... quand il se paressera... de lui donner de l’argent pour de miel.

Sarl: Comment?... que je lui donne de l’argent?

Chiriţa ( razand): Non... Sa-i dai bani pe miere...  de l’argent pour du miel... c’est correct... nous disons comme cela...

Sarl: C’est convenu... en moldave... Vous parlez comme un livre.

Chiriţa: Merci... j’ai apprendé toute seulette le français...  pre legea mea.

Sarl: Est-ce possible!... C’est extraordinaire... Hé bien, votre fils vous ressemble... il a une facilité ! dans quelques années il parlera aussi bien que vous.

La Señora de Palmirez dans l'émision de la TV galicienne Luar

L’ethno-sociotype du locuteur en transition trouve toute sa place dans le théâtre populaire sans cesse recréé et actualisé car même si à sa naissance il est à situer dans une étape première du contact / conflit linguistique, il peut, comme le montre l’exemple de Chiriţa, être présent dans l’imaginaire populaire pendant longtemps.

Le deuxième ethno-sociotype féminin que je vais commenter ici se situe dans une époque et un contexte bien différents : la Galice du début du XXIe siècle. Il s’agit de la Señora de Palmírez, personnage de la TV de Galicia : une femme habillée de façon carnavalesque qui parle une variété hybride appelée castrapo : un castillan plein aussi bien de galéguismes que de vugarismes et d’erreurs de toutes sortes (cf. Alén Garabato 2010).

Dans un contexte de normalisation sociolinguistique de la langue dominée (entamée officiellement dans les années 1980), ce personnage fait pourtant rire les propres locuteurs du galicien (la chaîne TVG n’émet qu’en Galice et très majoritairement en galicien). Par ailleurs, la domination symbolique à laquelle est soumis le personnage féminin est double : d’un côté la domination (historique) de la langue castillane, de l’autre côté la domination (récente) de la langue galicienne normée (parlée par les animateurs de l’émission) par rapport au galicien dialectal.

Est reproduit ci-dessous un extrait d’un dialogue de ce personnage avec les deux animateurs d’une émision de variétés (Noël 2006). Les animateurs parlent galicien et Mme Palmirez un mélange de castillan et galicien, plein d'interférences (que nous signalons en gras) :

Animatrice : A vostede que ten unha certa semellanza coa árbore de Nadal téñenlle que gustar estas datas

Señora de Palmirez: Bueno es que a mi me encanta, porque tiene tanto glamur, bueno! con las lucitas, los espumijones, los papas manueles… y después los niñitos a cantar las pinjoliñas

Animateur (en la corrigeant) : as  panxoliñas, as panxoliñas

Señora de Palmirez: Pues era lo que te estaba a decir  yo José Ramón, estaba a hablar yo, no me interrumpas (…)

Animatrice: Como vai pasar o fin de ano, vai a ir a algún cotillón?

Señora de Palmirez:  Ay bueno no, yo no soy de esas, eh, eso a mi no me gusta, eso es más mi vecina, no sabes, a mi no me van las leiras

Animateur (en la corrigeant): as lerias quere decir lerias,e non as leiras…

Comme déjà signalé, le sexe du personnage n’est pas un hasard, d’autres femmes parlant le castrapo ont été souvent mises en scène et ridiculisées par des écrivains ou des humoristes, parfois militants (mais pas toujours).

 Des produits de l’ "auto-odi" ?

Les exemples évoqués montrent la récursivité et l’actualité de ce "bouc émissaire linguistique" (Gardy 1987 : 79), présent dans de nombreuses situations de contact inégalitaire de langues, autrement dit lorsqu’il existe un marché linguistique dominant dans lequel le dominé souhaiterait être admis. Ce qui caractérise ces ethno-sociotypes c’est bien sûr leur langue hybride (ni langue dominante ni langue dominée) bourrée de calques et d’interférences mais au-delà c’est leur désir pathétique et désespéré de s’intégrer au marché dominant, intégration qui passe pour eux par une tentative frustrée d’assimilation qui ne va pas au-delà de l’imitation imparfaite des codes et des comportements sociaux du groupe dominant. Leur existence n’est possible qu’au sein d’une communauté linguistique dans le sens de Labov car "la dépossession symbolique ne peut s’accomplir que si les dépossédés collaborent à leur dépossession et adoptent pour évaluer leurs productions et celles des autres les critères qui leur sont les plus défavorables" (Bourdieu 1975 : 9).

Comme le signale J. Brès, "ethnotypisation et sociotypisation sont des processus interactifs : on a toujours affaire à plusieurs ethno-sociotypes" qui interagissent selon une "relation de domination […] Les stéréotypes du groupe dominant concourent donc non seulement à assurer celui-ci de la domination qu’il exerce, mais aussi à persuader le groupe dominé du bien fondé de la domination qu’il subit" (Brès 1989 : 75-76).

Le locuteur en transit (langue B à langue A) est rejeté par le groupe dominant et par le groupe dominé, mais l’image stéréotypée que ces locuteurs en transition ont d’eux-mêmes et des autres est - me semble-t-il - plus complexe car, on le sait, en situation de diglossie le stéréotypage ambivalent (Boyer 2007) est de mise.

Par ailleurs, le changement linguistique semble produire chez ces personnages des altérations psychosociologiques qui sont à mettre en relation avec des "attitudes" complexes qui caractérisent ce que Robert Lafont a appelé la "névrose diglossique" [neuròsi diglossica] (Lafont 1984) : l’auto-odi (Ninyoles) ou l’aliénation (Lafont 1965). D’après R. Ll. Ninyoles, l’autoodi est "l’identification" (imitation inconsciente) avec le groupe dominant : lorsque certains individus essaient de s’intégrer dans le groupe dominant, ils finissent par s’identifier à ce groupe, à ses idéologies, à ses points de vue… et cela produit une plus grande sensibilité envers leur propre, infériorité qui les pousse à répudier les caractéristiques du groupe auquel ils appartiennent. Dans le domaine de la sociolinguistique valencienne, ce phénomène touche, toujours selon Ninyoles,  surtout "les individus économiquement ascendants" qui "peuvent voir la langue d’origine comme un frein à leur intégration dans la couche supérieure" ainsi que les "secteurs castillanophones urbains" qui n’appartiennent pas à la classe dominante. L’abandon de la langue propre au profit de la langue dominante s’accompagne d’un sentiment conflictuel d’"hostilité" envers le groupe d’origine, du besoin d’"infliger aux inférieurs le mépris qu’eux-mêmes reçoivent de leurs supérieurs", d’une "intolérance militante" envers ceux qui continuent à utiliser la langue (Ninyoles 1969 : 81, nous traduisons). Comme le rappelle G. Kremnitz, "sur le plan du comportement linguistique, celui qui est sous le fouet de l’auto-odi se trouve devant des consignes tout à fait claires : il faut éviter tout ce qui pourrait rappeler son appartenance linguistique d’origine" (Kremnitz 1990 : 201).

Ceci dit, le succès populaire de ces ethno-sociotypes (caricatures des locuteurs en transition) y compris parmi les membres de leur communauté d’origine réside probablement dans la sympathie suscitée par l’effort désespéré et pathétique qu’ils réalisent.