Le monolinguisme portugais

Le Portugal et la langue portugaise

Le cas du portugais tend à être comparé à celui de la France pour illustrer ce à quoi ressemble un pays monolingue, mais nous sommes bien en présence de deux cas de figure très différents. À un monolinguisme "de fait" au Portugal — nous insistons sur les guillemets car nous n’évoluons pas dans le domaine des sciences dures et de l’empiriquement absolu — fait face en France une volonté affirmée des dirigeants politiques sur plusieurs siècles d’imposer l'usage unique de la langue française d'abord dans l'administration puis dans toutes les sphères de la vie publique. Parallèlement à cela, une volonté latente d'éradiquer les langues régionales de France méritant d’être soumise à débat permet de compléter un tableau des monolinguismes où le Portugal et la France se distinguent l’un de l’autre. Qu’apprend-on de dynamiques diamétralement opposées qui aboutissent à un monolinguisme en apparence identique ? Nous allons le voir tout de suite mais il est clair que des configurations de formations d’états différentes au long de l’histoire sont à la source de la réponse. Le poids du voisin espagnol a également été déterminant dans l'évolution sociolinguistique du Portugal.

A Aguia, organe de la Renascença portuguesa
A Aguia, organe de la Renascença portuguesa

Concernant la place de la langue dans le paysage juridique, la Constitution de 1976 reconnaît le seul portugais comme langue officielle (Article 11.3 de la Constitution de la République portugaise). En cela, le Portugal et l’Espagne s’éloignent radicalement bien qu’il ne faudrait succomber à la tentation de considérer le monolinguisme portugais idéologiquement identique à celui en vigueur en France. Le Portugal se différencie radicalement de son voisin espagnol car c’est la seule langue portugaise qui est associée à la création et au développement d’un royaume moderne depuis 1839. Ceci indique que, à l’inverse de l’Espagne, le Portugal ne connaîtra point de mouvements de renaissance associés à des langues régionales. Néanmoins, l’on peut penser que les successives vagues d’occupation étrangère sur le territoire national ont pu contribuer à forger un sentiment de défense de la nation au sein d’un peuple orphelin de son roi. L’humiliation ultime survient au crépuscule du XIXe siècle lors de l’arrêt brutal de l’aventure coloniale imposé par l’Angleterre. À partir de ce moment-là, l’on peut envisager qu’un repli sur soi et une réflexion sur ce qui constitue l’essence du Portugal soit de mise. En ce sens, la seule langue du pays peut être considérée comme un symbole de la nation meurtrie qui cherche cependant à se redresser.

Le Portugal est un vieil État, contrairement à l’Italie ou à la Belgique, mais ceci ne suppose en aucun cas un obstacle à la naissance d'un sentiment d’appartenance à la nation telle qu’elle est généralement conçue à l’époque moderne ou, en d’autres termes, sous l’ère du romantisme. Ce sentiment s’est forgé sous le poids de la domination du voisin espagnol déjà au cours des siècles précédents. En ce sens-là, la constitution d’un empire outre-mer a servi de vecteur des aspirations portugaises. Aussi, la volonté d’affirmation du Portugal, contrairement à ce qui semblait se produire dans d’autres pays voisins, ne semble pas couler de source. En plus de la lutte contre le voisin castillan que nous venons d’évoquer, l’histoire du pays mène de nombreux intellectuels à penser que le Portugal et sa langue ne se sont émancipés et modernisés qu’au travers d’un détachement de la Galice et d’un parcours devenu propre seulement à partir de ce moment-là. Enfin, il a fallu, avant le XIXe siècle, supporter la présence constante de l’ibérisme, concept politique prônant l’union de l’Espagne et du Portugal dans une même entité étatique, surtout lorsque les écarts de pouvoir avec le voisin s’accentuaient. Par conséquent, au XIXe siècle, des siècles d’adversité et de nécessité de se justifier vis-à-vis de l’impérialisme d’un voisin ont largement contribué au sentiment d'une indépendance qui ne va pas de soi mais qu'il faut créer tous les jours (Martínez Gil 2016). Cela étant dit, dans l’intervalle chronologique qui nous intéresse ici et qui recouvre le XIXe et le XXe siècles, il convient de se pencher sur deux éléments ayant un réel intérêt sociolinguistique pour comprendre l’évolution du portugais d’Europe. D’une part, l’on retrouve dans la littérature de nombreux exemples où la langue s’érige en tant que symbole de grandeur associée à la nation elle-même ou se suffisant à elle-même (ainsi, les œuvres des poètes João Baptista da Silva Leitão de Almeida Garrett et d'Alexandre Herculano). Il s'agit alors pour bien des poètes du XIXe siècle de retrouver ce qui constitue l'essence de la nation et du peuple portugais, en s'appuyant sur une mise à jour de la saudade, concept littéraire et artistique portugais, mélange de mélancolie et d'espoir. Dans le manifeste  de la Renascença Lusitana de 1911, De Pascoaes insiste sur un retour nécessaire aux origines de la "race" portugaise afin de renouer avec la création et la civilisation.

D’autre part, le XIXe siècle est également une période de grande théorisation au sujet de la langue nationale et l’on voit foisonner des normes grammaticales et phonétiques. Dans un phénomène rappelant le cas du français, sont proposées toutes sortes de normes concernant les bons usages de la langue portugaise, le « savoir-parler », voire le « savoir-prononcer ». Au centre de ce courant de normativisation du portugais européen se situe un crédo : le padrão medio. Ce standard du portugais européen quelque peu mythifié au cours des siècles aurait son épicentre dans une zone centrale du pays situé entre les villes de Lisbonne et de Coimbra. Et pourquoi donc cette aire géographique quand on sait qu’historiquement le comté du Portugal s’affranchit du Royaume de Léon à une époque où sa frontière méridionale est située justement à hauteur de Coimbra ? Comme dans le cas de Paris et de la Sorbonne, la localisation du premier centre universitaire est conséquente. La ville de Coimbra est le siège de l’université la plus ancienne du Portugal, ce qui est vecteur de prestige. De plus, Coimbra fut également la capitale avant que Lisbonne ne la substituât en 1255, c’est-à-dire plus d’un siècle après l’indépendance du Portugal.