Un état en quête de nation et de langue

Vers le roumain standard et la langue nationale

Le roumain est une langue ancienne, mais qui est longtemps restée orale. Même si le premier document écrit dans cette langue date du milieu du XVIe siècle, le roumain ne s’est écrit que tardivement. Jusqu’au XIXe siècle, selon les régions, les élites parlaient et écrivaient en hongrois, allemand ou grec. Les principaux facteurs qui déterminent l’écriture en roumain sont les mouvements luthériens et calvinistes en Transylvanie, ainsi que la pression de la petite noblesse intéressée par une culture plus accessible.

Comme l’affirme D. Baggioni,

les nations européennes n’ont pas émergé, toutes formées, un beau jour d’autrefois. Elles ne se sont pas construites d’un seul coup, ni d’une seule façon, ni toutes en même temps. L’ Europe, si elle doit se faire, ne se fera pas non plus linéairement, ni brusquement, et surtout pas simplement. Elle se construira en partie à l’image de l’histoire des nations d’Europe, dans le complexité et la difficulté, à la mesure de la diversité d’un ensemble qui est à la fois riche en contrastes et fort d’un passé commun ou chaque élément s’est accru des expériences de l’ensemble (Baggioni 1997 : 8).

Societății Academice (août 1867)
Societății Academice (août 1867)

Les déterminations socio-historiques et l'histoire du roumain sont totalement différentes de ceux des autres langues romanes. Pour Baggioni, le roumain est "une nouvelle langue" qu’il place  parmi les "langues-nation" romantiques constituées au XIXe siècle. La codification et l’unification de la langue se fait au XIXe siècle en même temps que l’unification des Principautés Roumaines (Principauté de Moldavie et Principauté de Munténie) en 1859. Ce travail se poursuivra jusqu'à la formation de la Grande Roumanie en 1918. Donc, entre le roumain et les langues romanes occidentales, il y a une différence fondamentale: tandis que d’autres langues romanes comme le castillan, le français, le portugais (et de façon différente l’italien) étaient déjà codifiées et standardisées depuis longtemps, en Transylvanie se produisent les premières préoccupations philologiques cohérentes et convergentes (même institutionnelles), qui ont abouti à la publication de la première grammaire de la langue roumaine en 1780 à Vienne.

En 1918, lorsque la Grande Roumanie a été formée, la langue fut le lien principal qui unissait tous les Roumains, de sorte que l’on peut dire que la conscience linguistique a conditionné  la conscience nationale. La langue roumaine se modernise ainsi en même temps que la société roumaine, à partir de 1830, lorsqu’elle sort de la domination turque et qu’elle s’ouvre à l’occident. D’un point de vue sociolinguistique, la Roumanie tente de rattraper en deux décennies un retard de plusieurs siècles :

1859: naissance de l’État moderne roumain

1862: adoption de l’alphabet latin

1864: enseignement obligatoire

1879: création de l’Academia Româna

1954: fixation de l'orthographe

 

Le roumain ancien  (XVIIe-XVIIIe siècles)

Alors que dans d'autres langues romanes durant la première moitié du XVIIe siècle il y avait déjà des grammaires et des dictionnaires, dans les principautés roumaines - Moldavie, Valachie et Transylvanie – à la même l'époque, les premiers chroniqueurs découvraient à peine leurs origines latines. Ils renoncent au slavon comme langue de l'administration et de la liturgie et commencent à écrire en roumain, un roumain qui était encore parlé diversement dans les trois  Principautés (où les différences diatopiques n'étaient pas très importantes et les locuteurs pouvaient se comprendre aisément). Dans ce contexte, les chroniqueurs de la Principauté de Moldavie ont joué un rôle très important dans «l'émancipation» de la langue. Grigore Ureche (1590-1647) fut le premier d’entre eux: dans sa chronique il s’éloigne du  style religieux (le seul style cultivé de la littérature roumaine naissante) et du style administratif  et se sert de la langue moldave parlée, autrement dit de la variété diatopique du roumain parlé dans le Principat de Moldavie (fondé en 1359). Dans sa chronique, intitulée  Letopisețul Țărâi Moldovei, de când s-au descălecat țara și de cursul anilor și de viiața domnilor carea scrie de la Dragoș vodă până la Aron vodă, écrite entre 1642 et 1647), l’auteur consacre tout un chapitre à la langue Pentru limba noastră moldovenească. Aujourd’hui sa  Chronique de Moldavie: depuis le milieu du XIVe siècle jusqu'à l'an 1594 est considérée comme le point de départ du roumain écrit, le premier ouvrage d’historiographie rédigé en roumain. En ce qui concerne la conscience de l’unité linguistique, Ureche savait très bien que sa langue, bien qu’appelée "moldave", coïncidait avec la langue parlée en Valaquia (Muntenia) et en Transylvanie (par la population appartenant au même groupe ethnique) et que tous ces locuteurs étaient Roumains.

Par ailleurs, même si dans le titre de sa Chronique  on trouve le  mot slave letoposeţ,  que l'introduction s'appelle predoslovie (un autre mot slave), qu’elle est  écrite en caractères cyrilliques et que sa  syntaxe est moitié slave, moitié roumaine, la conscience de l'appartenance à la latinité est très forte chez Ureche. Pour lui, même si le roumain s’est mélangé aux langues voisines, son origine est latine et ses locuteurs viennent de Rome (de l'ancien Empire romain).

Aşijderea şi limba noastră din multe limbi este adunată şi ne este amestecat graiul nostru cu al vecinilor de prinprejur, măcară că de la Râm ne tragem, şi cu ale lor cuvinte ni-s amestecate. Cum spune şi la prédosloviia létopiseţului celui moldovenescu de toate pre rându: ce fiindu ţara mai de apoi ca la o slobozie, de prinprejur venindu şi discălicându, din limbile lor s-au amestecat a noastră: de la râmléni, céle ce zicem latină, pâine, ei zic panis, carne, ei zic caro, găină, ei zicu galena, muieria, mulier, fămeia, femina, părinte, pater al nostru, noster, şi altile multe din limba latinească că de ne-am socoti pre amăruntul, toate cuvintile le-am înţeleage. Aşijderea şi de la frânci, noi zicem cal, ei zic caval, de la greci straste, ei zic stafas, de la léşi prag, ei zic prog, de la turci, m-am căsătorit, de la sârbi cracatiţă şi altile multe ca acéstea din toate limbile, carile nu le putem să le însemnăm toate. Şi pentru aceasta să cunoaşte că cum nu-i discălicată ţara de oameni aşăzaţi, aşa nici legile, nici tocmeala ţării pre obicée bune nu-s legate, ci toată direptatea au lăsat pre acel mai mare, ca să o judece şi ce i-au părut lui, ori bine,ori rău, acéia au fost lége, de unde au luat şi voie aşa mare şi vârf. Deci cumu-i voia domnului, le caută să le placă tuturor, ori cu folos, ori cu paguba ţării, care obicéi pănă astădzi trăieşte”. (Grigore Ureche, “Letopisețul Țării Moldovei”, 1642-1647).

Bon connaisseur d'autres langues, l'auteur établit des étymologies pour quelques mots d'origine latine et évoque à la fois l'influence du français, du grec, du turc et du slave sur le roumain. Gr. Ureche mentionne pour la première fois l'origine du roumain et son lien généalogique avec les langues romanes. Malgré quelques explications erronées ou naïves, le chapitre consacré à la langue est très important et mérite l'attention du chercheur parce qu'il représente les premières tentatives de caractérisation de l'érudition roumaine et philologique dans les principautés roumaines.

L'empereur Trajan avec une louve de Dacie (Vasile Gorduz ),symbole de l'union entre Romains de Daces, Musée National d'Histoire de Bucarest
L'empereur Trajan avec une louve de Dacie

(Vasile Gorduz ),symbole de l'union entre Romains

de Daces, Musée National d'Histoire de Bucarest

L'idée de l'origine latine de la langue et que les Roumains soient les descendants des Romains,  a été bien accueillie par d'autres chroniqueurs importants du dix-septième siècle: Miron Costin, Ion Neculce etc. Comme Ureche, ils avaient étudié en Pologne et maîtrisaient mieux les langues slaves que leur langue maternelle qui, à cette époque, n'était pas encore capable de leur offrir toutes les ressources linguistiques nécessaires pour s'exprimer.

 

Miron Costin (1633-1691) dans sa chronique "Letopisețul Țărâi Moldovei de la Aron Vodă încoace .." (1675) poursuit le travail de  Gr. Ureche. Miron Costin fait allusion au nom de la langue, disant que si quelqu'un veut s’adresser à un locuteur natif de ces régions il ne dit pas: "Connaissez-vous / parlez-vous le moldave?", mais  "connaissez-vous / parlez-vous le roumain ?", Puisque les locuteurs des Principautés de Moldavie, de Muntenie et de Transylvanie appartiennent au même groupe de roumanophones

Ainsi, dans De neamul moldovenilor, din certara ieşit strămoşii lor  (1687) il démontre son intérêt par les origines des Roumains. M. Costin est fier d'être Latin, d'appartenir aux peuples romains. L'auteur présente les toponymes des villes voisines et aussi des Moldaves, des Valaques et des Transylvaniens, en soulignant le rôle de la langue dans la formation de chaque ville.

Du point de vue linguistique, il va plus loin en comparant sa langue maternelle à l'italien. Bien que le roumain ait eu des influences slaves, le roumain est plus proche du latin que l'italien:

Rămâne aici rândul a arăta de graiul și slovele, de unde ieste izvorât, acestor țări de care pomenim. Precum dar s-au arătat de-plin neamul acestor țări aședzate pe aceste locuri de râmleni, așè și graiul totŭ de la râmleni izvorât, cu ciilalți historici mărturiséște și Topeltin, care așè dzice: Am dovedit mai sus a fi Italiia pricina descălicării valahilor, așè și aicè aceiiaș laudă mărturisim, că limba lor ieste limba vechilor romani, amestecată sau mai mult stricată cu sârbască, rusască, dățască, horvățască slovenească procâi. Și dzice precum și un historicŭ ce-i dzic Covațiiocie au socotit precum graiul de casă a ardelenilor mai mult are în sine însămnarea graiului românescŭ și lătinescŭ, decât a graiului de acmu a italiianilor.

Și cu vréme îndelungată, ce nu strămută și nu astupă, vestite împărății, crăii, domnii, așè și graiul romanilor pre aceste locuri cu îndelungată vréme și răsipă lăcuitorilor, romanii de supt aceste locuri, care pustiindu-să de năvala tătarâlor, să mutase aceștia de aicè la Maramorăș, cei din Țara Muntenească la locurile Oltului, trecândŭ munții, ș-au stremutat, și graiul. Că unde dzice lătinéște: Deus, noi dzicem: Dzău sau Dumnădzău, meus, al mieu, așijderea, unde țelum ei, ceriul, homo, omul, fronsu, fruntea, anghelus, îngerul. Iar nice unili cuvinte nu suntŭ să nu fie protivnice cu lătinéște, sau la început, sau la mijloc sau la fârșit, iar unele stau neclătite, cumu-i barba-barba, luna-luna și altete ca acestea: vinum-vinul, panis-pâne, manus-mena, culter-cuțit.

Și așè cum amu dzis, cu vrémea ș-au schimbat graiul și s-au amestecat cu slovenescŭ, dațescŭ și cu alte care le-am pomenit dintru Topeltin. Pe această poveste cură și aflatul slovelor, cu care și scrisoarea de la sirbi o au luat-o, amu după a doa descălecătură de Dragoș-vodă aicè în țară și la munténi Negrul-vodă.  (M. Costin, De neamul moldovenilor)

Ces textes regorgent d'interférences slavo-roumaines et de calques linguistiques et, de plus, ils sont écrits avec les lettres cyrilliques. L'église continue à utilisér le slave ecclésiastique, mais l'"émancipation" de la langue commence à s’imposer et dans les Cours on commence à utiliser le roumain ... Ses idées vont être développées par Dimitrie Cantemir et plus tard dans les travaux des représentants de la Scoala Ardeleană (Transylvanie), préoccupés par les questions de la protection de la langue et de la façon d'éveiller la conscience linguistique des locuteurs: en Transsylvanie le roumain avait le statut de langue minoritaire par rapport  à l'allemand ou à l’hongrois. Le roumain n'y était pas considéré comme une langue prestigieuse (jusqu'en 1918 quand la Grande Roumanie a été formée).

La publication de la traduction roumaine intégrale de la Bible en 1688 à Bucarest est un exemple de la bonne collaboration  entre ecclésiastiques et intellectuels,  représentants de l'élite culturelle de l'époque. Traduite du grec ancien,  la Bible - première traduction dans une langue vernaculaire du monde orthodoxe – fut une étape importante dans l'émancipation de la langue et dans sa standardisation. Le travail de traduction fut laborieux, car les traducteurs durent créer des formes linguistiques adaptées, mais la traduction intégrale de la Bible fut un grand succès culturel et un exemple de coopération entre les deux principautés: Moldavie et Muntenie (Valachie).

Dimitrie Cantemir (1673 - 1723), membre de l'Académie de Berlin, est l’auteur de la première histoire critique nationale, intitulée Hronicul vechimii a romano-moldo-vlahilor : il souligne la latinité des Roumains, leur unité ethnique et culturelle, ainsi que le rôle joué par les principautés roumaines dans la défense de l'Europe contre les Turcs. L'auteur argumente à propos de  pourquoi les Moldaves sont Roumains,  il présente sa conception à propos de la formation du peuple roumain et de la langue roumaine.

Înainte de toate, chiar dacă acest (neam) a fost împărțit în trei ținuturi de căpetenie, totuși toți se cheamă cu același nume de români, disprețuind, adică dând de-o parte numele de valahi, care le-a fost dat de către popoarele barbare. Căci românii care trăiesc și astăzi în Transilvania, deasupra fluviului Olt, în ținutul numit Maramureș, nu-și dau numele de valah, ci de români (martori imi sunt toți locuitorii tuturor națiilor din Transilvania). Cei din Valahia (pe care grecii din vremuri apropiate îi numesc ungrovlahi, iar noi, moldovenii, îi numim munteni – căci au luat în stăpanire mai multe locuri muntoase) își dau și ei la fel numele de români, iar țării lor de Țara Româneasca, adică în latinește: Terra Romana.

Noi, moldovenii, la fel ne spunem români, iar limbii noastre nu dacică, nici moldovenească, ci româneasca, astfel ca, dacă vrem să-l întrebăm pe un străin de știe limba noastră, nu-l întrebăm: "Scis moldavice?", ci "Știi românește?", adică (în latinește): Scis Romanice" ? Iar dacă aceste neamuri n-ar fi la obârșia lor romani, cum, mă rog, ar fi putut sa-și ia, prin minciună, și numele, și limba romanilor?

Humaniste par définition, conscient de l’état de la standardisation de la langue roumaine de son temps - surtout au niveau lexical - Cantemir entend l'enrichir par des emprunts. Par exemple, dans l'introductionà l’Historia ieroglifică, il propose un glossaire avec de nouveaux mots qu'il utilisera dans son texte. De cette façon,  Cantemir contribue à la constitution du lexique scientifique roumain.  En effet, il perçoit la pauvreté du vocabulaire et la nécessité de créer un lexique scientifique abstrait, car dans la langue parlée par le peuple et même dans le langage des textes ecclésiastiques il n'existait pas de mots capables de transmettre un contenu philosophique, littéraire ou politique. Cantemir propose de recourir à des emprunts d'origine latine, grecque ou latino-romaine (argument, avocat, expérience, lavirint, sferă, axioma, materie, austru, sistima, orizon etc.), en essayant de les adapter au système phonétique roumain. - "a moldoveni şi a români sileşte"- (continuation, oraţie, énerghie, a explicui, a informui, etc.). Il propose ainsi un glossaire de 260 lexemes nouveaux qu’il explique afin que le lecteur soit en mésure de comprendre son texte.

în une hotare loghiceşti sau filosofeşti a limbi streine, elineşti dzic, şi lătineşti cuvinte şi numere, cii şi colea, după asupreala voroavii, aruncate vii afla, carile înţelegerii discursului nostru nu puţină întunecare pot să aducă.

En ce qui concerne le problème de l’unité de la langue littéraire et des dialectes roumains, à partir de ses observations directes sur le vocabulaire et la prononciation des locuteurs de différentes régions, Cantemir considère que la meilleure prononciation est celle d’Iasi (Moldavie).

Cea mai bună rostire este la Iaşi, în mijlocul Moldovei, fiindcă oamenii din părţile acestea sunt mult mai învăţaţi, din pricina că acolo se află curtea domnească.

À cette époque apparaît une grammaire de roumain - Gramatica rumânească (1755-1757) rédigée par Dimitrie Eustatievici de Braşov – manuscrit qui ne fut pas imprimé, mais qui montre les premières préoccupations pour établir les règles de roumain, les premières tentatives de standardisation.

 

La Școala Ardeleană

La Școala Ardeleană, appelée aussi Ecole de Transylvanie (Ardeal est une autre façon de nommer la Transylvanie, qui à l’époque se trouvait dans l’Impire Austro-Hongrois) fut un mouvement  d'émancipation nationale et culturelle. Presque toute l'activité des représentants de l'école Ardeleană a eu comme objectif de démontrer l'origine latine de la langue roumaine, ainsi que la continuité des Romains en Dacie.  Dans ce contexte, il était logique que la langue ait été au cœur du  projet général d'émancipation culturelle et politique des Roumains de Transylvanie.

Dans la tradition des idées des Lumières françaises et allemandes (Aufklärung), leurs représentants se sont référés aux arguments historiques et philologiques pour soutenir l'idée fondamentale selon laquelle les Roumains de Transylvanie sont des descendants directs des colons romains en Dacie. En même temps, ils defendaient que la langue parlée par les Roumains, langue sœur du français, de l'espagnol, du portugais et de l'italien, appartenait à une famille de langues très nobles, toutes d'origine latine.

Ces thèses sont devenues à la mode à l'époque (à partir de 1780) et ont été imposées dans l'historiographie avec le nom de panlatinisme. Pour comprendre ce mouvement en Roumanie, il est nécessaire de se situer dans le contexte historique de la seconde moitié du XVIIIe siècle lorsque les Roumains vivaient presque dans une situation d'esclavage en Transylvanie.  En effet, après l'unification de l'église roumaine de Transylvanie avec Rome (la création en 1701 de l'église gréco-romaine, c'est-à-dire l'église orthodoxe qui a accepté le culte catholique), lorsque les prêtres roumains ont commencé à avoir les mêmes droits que les prêtres catholiques et les protestants de Transylvanie, le sort des Roumains change : des écoles en roumain sont ouvertes, les jeunes Roumains commencent à aller étudier à Rome ou à Vienne.

La Louve, symbole de la Romanité à Cluj
La Louve, symbole de la Romanité à Cluj

L'école Ardeleană a joué un grand rôle dans l'émancipation spirituelle et politique des Roumains de Transylvanie et, en même temps, de tous les Roumains. Elle a éveillé l'intérêt pour le passé et contribué à la promotion de la conscience nationale. Les philologues de cette école ont soulevé le problème de la création de la langue littéraire / standard et ils ont réalisé que la modernisation de la langue était impossible sans le soutien du latin et des "sœurs" romanes. Ils proposaient de développer un système orthographique roumain, basé sur le principe étymologique : de cette façon, ils espéraient renforcer la "romanité" du roumain.  Ils vont être les premiers à essayer da façon officielle d’utiliser l’alphabet latin pour le roumain et leurs efforts servirent d’exemple quelques années plus tard pour les intellectuels de la Principauté de Moldavie et de Munténie  (où les orthodoxes avaient le pouvoir religieux et où prédominaient le slavon et le grec).  On doit aussi à cette école l’élaboration et la publication des premières grammaires du roumain. 

 

Le problème des néologismes, l'enrichissement de la langue roumaine avec des termes empruntés à d'autres langues était l'une des préoccupations les plus importantes des représentants de l'école Ardeleana. Une tentative pratique pour résoudre le problème des néologismes est Lexicon de la Buda publié en 1825, un dictionnaire en quatre langues. Le titre intégral est: Lexicon românescu-latinescu-ungurescu-nemţescu. À l'élaboration de ce dictionnaire ont travaillé les représentants les plus remarquables de l'école Ardelean durant plus de 30 ans.

 

Le roumain moderne

Autour de 1830 dans les Principautés roumaines et dans le contexte de la modernisation de la société (et des changements d’ordre économique, social et politique) commence le processus de rénovation linguistique, entamé par la Şcoala Ardeleană, parfois appelé "relatinisation" de la langue roumaine et de la culture en général. Ce processus durera jusqu'en 1880-1881.

Ce programme de "renouvellement" de la langue n'a pas eu d'impact global, puisqu'il se propage principalement dans la Principauté de Transylvanie. En termes sociolinguistiques une forte activité de planification du corpus commence. L'objectif des "planificateurs" était de "netoyer" la langue des archaïsmes, des anciennes structures et de l’adapter au nouveau rythme de la vie sociale et culturelle. Il était donc important de chercher des ressources plus expressives dans d'autres langues généalogiquement et typologiquement proches, mais en même temps de grand prestige culturel et littéraire. C'est précisément dans ce contexte que se déroulera le plus long débat linguistique de l'histoire de la langue roumaine, puisqu'il a commencé à la fin du XVIIIe siècle et s'est poursuivi jusqu'en 1881, année de l'adoption de l'alphabet latin.

La première proposition pour la modernisation (et, en même temps, pour l'unification) de la langue littéraire fut le recours au latin pour établir les normes orthographiques et grammaticales de la langue roumaine et pour l’introduction de  néologismes. Cette tendance avait le grand avantage de continuer les idées des représentants de l'école Ardeleana.

La deuxième proposition est la préférence pour l'utilisation des langues romanes, en particulier le français et l'italien. Leurs représentants suggéraient de prendre de nouveaux termes et concepts de ces langues parce qu'elles étaient des langues vivantes, renonçant au latin. Cette tendance fut défendue par les écrivains.
La première orientation, appelée aussi puriste, était composée de plusieurs tendances les Latinistes (école étymologique), les italianistes et les "autochtones" (qui limitaient les solutions pour les néologismes aux ressources propres de la langue roumaine). La tendance italianiste était peu importante et finit par intégrer la tendance latiniste, qui finira elle aussi par disparaître vers 1880. 

L’alphabet de transition, utilisé entre 1830 et 1860, illustre le chemin parcouru par la société roumaine: après avoir utilisé longtemps l’alphabet cyrillique l’écriture devient éclectique (un mélange de caractères cyrilliques et de caractères latins) jusqu’en 1860 lorsque l’alphabet latin s’impose. 

Une langue nationale pour une nation

La renaissance nationale commence en Roumanie vers 1840 : les influences turques et orientales laissent la place à celles de la romanité occidentale. Mais le manque d’un roumain littéraire et d’une langue nationale illustrée et unifiée se fait sentir parmi les intellectuels roumains, notamment parmi les représentants des élites culturelles de Iasi et de Bucarest. Partant des efforts  de la génération précédente (celle de la Școala Ardeleană) des intellectuels comme Vasile Alecsandri (1821-1890), C. Negruzzi (1808-1868), M. Kogălniceanu (1817-1891) ou Al. Russo (1819-1859) font rentrer la langue et la culture roumaines dans la modernité. Ion Heliade Rădulescu (1802-1872), poète, essayiste et homme politique humaniste s’est impliqué directement dans le processus de développement et d’unification du roumain littéraire: il est considéré comme le premier grand linguiste des principautés roumaines et le continuateur des travaux de la Școala Ardeleană (Macrea 1970:133). Tous ces intellectuels étaient conscients du rôle de la langue dans le processus de modernisation de la société, de sa place centrale au cœur de l’identité nationale ainsi que du devoir d’implication dans la modernisation et l’unification de la langue. 

En 1839, Vasile Alecsandri, de retour de son séjour d’études en France, constate avec douleur les énormes différences entre le français et le roumain :

A veni pe lume într-o țară liberă și civilizată este o mare favoare a soartei, a găsi în acea țară o limbă cultă și avută pentru a-și exprima ideile și simțirile este un avantaj imens pentru acei chemați a culege lauri pe câmpul înflorit literaturii (Vasile Alecsandri, Opere complete, Vol. III, 1876, Proză,  p. 574).

Au début du XIXe siècle le roumain cultivé, avec d’énormes influences grecques, slaves et turques, avait encore le "pardessus" oriental  (V. Tara 2001): les caractères cyrilliques occultaient son origine latine, tout comme le lexique turc ou grec. Par ailleurs dans chaque Principauté les érudits s’obstinaient à écrire selon leurs traditions locales. Cet instrument de communication, sans unité, vieilli et imparfait  n’était pas à la hauteur des idéaux de la génération de V. Alecsandri qui prônait l’unité nationale et l’émancipation culturelle des Roumains. Mais cette préoccupation provoque entre 1840 y 1880 ce qu’Alecsandri appela la "Babylone linguistique" : plus de 40 systèmes d’écriture différents avec des caractères latins furent proposés durant cette époque, le roumain littéraire fut envahi d’emprunts latins, italiens et français (dont certains étaient inutiles) qui mettaient en danger l’identité de la langue roumaine. 

Ces écrivains prennent parti et s’impliquent directement dans le débat linguistique, certains d’entre eux deviennent ainsi linguistes à leur insu et font un travail remarquable publiant même des grammaires: Heliade-Rădulescu, Vasile Alecsandri (très influencé par la culture française) et plus tard Titu Maiorescu. Cette Questione de la lingua roumaine devient une affaire publique durant plusieurs décennies 

Afin d’établir les normes du roumain moderne, au-dessus des parlers locaux, ces écrivains proposent de partir des textes anciens (qui étaient à caractère religieux) ainsi que du corpus du folklore roumain qui commence à être découvert et valorisé (à la suite du mouvement  romantique en Moldavie et en Munténie).  Sans avoir un pouvoir décisionnel, les écrivains de la génération de 1848 se positionnent face aux exagérations des puristes, quelle que soit leur orientation. Le débat linguistique devient une affaire publique.  Entre 1840 et 1860 ces intellectuels défendent une orientation « réaliste » concernant la modernisation de la langue. V. Alecsandri, entre autres, est conscient du danger que peut engendrer la séparation du roumain littéraire de la langue populaire (ce que souhaitaient les latinistes, les italianistes et autres puristes). Dans ses écrits, il propose un modèle de langue littéraire qu’il  perfectionne au fur et à mesure : sans renoncer aux principes de grammaticalité et de fréquence, il préfère privilégier l’euphonie :

sistemul meu a fost întotdeauna de a mă feri de sisteme gramaticale și de a mă conduce după armonia limbei.

Il refuse les latinismes imposés par A. T. Laurian, T. Cipariu y I. C. Massim, les italianismes d’Ion Heliade Rădulescu, ainsi que l’excès de gallicismes qu’on pouvait trouver dans les journaux et dans les salons roumains de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Ses réflexions  à propos de la langue roumaine furent publiées dans des revues qu’il dirigeait (Dacia literară, Propășirea, România literară), dans sa correspondance privée mais aussi dans sa  Grammaire de la langue roumaine, qu’il  publie à Paris en 1863 (sous le pseudonyme de V. Mircesco). En effet, Alecsandri avait un rapport spécial à la langue française et à la France. Il avait étudié à Paris et fut membre de la Société Orientale de France (à partir de 1848) et de la  Société scientifique française (à partir de 1849). En 1878 il gagne le prix de la latinité à l’occasion des Fêtes latines organisées par le Félibrige à Montpellier grâce à son poème  Cântecul Gintei latine (Source du texte https://ro.wikisource.org/wiki/C%C3%A2ntecul_gintei_latine, traduction: https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Chant_de_la_race_latine) :

Latina gintă e regină
Între-ale lumii ginte mari;
Ea poartă-n frunte-o stea divină
Lucind prin timpii seculari.
Menirea ei tot înainte
Măreț îndreaptă pașii săi.
Ea merge-n capul altor ginte
Vărsând lumină-n urma ei.

Latina gintă e vergină,
Cu farmec dulce, răpitor;
Străinu-n cale-i se înclină
Și pe genunchi cade cu dor.
Frumoasă, vie, zâmbitoare,
Sub cer senin, în aer cald,
Ea se mirează-n splendid soare,
Se scaldă-n mare de smarald.

Latina gintă are parte
De-ale pământului comori
Și mult voios ea le împarte
Cu celelalte-a ei surori.
Dar e teribilă-n mânie
Când brațul ei liberator
Lovește-n cruda tiranie
Și luptă pentru-al său onor.

În ziua cea de judecată,
Când față-n cer cu Domnul sfânt
Latina gintă-a fi-ntrebată
Ce a făcut pe-acest pământ?
Ea va răspunde sus și tare:
„O! Doamne,-n lume cât am stat,
În ochii săi plini de-admirare
Pe tine te-am reprezentat!

Mircești

Ce poème s’inscrit dans un mouvement d’intellectuels qui revendiquaient pleinement, à l’époque du réveil des identités nationales, l’idée d’une unité panlatine basée sur la parenté des langues romanes.