La questione della lingua
Pietro Bembo (Venise 1470 – Rome 1547) était un esprit universel typique de la Renaissance, auteur de textes en latin et en italien, en prose et en vers. Son père, Bernardo Bembo, était un personnage important à Venise au XIVe siècle : diplomate, homme politique, qui s’intéressait aux études classiques. Le jeune Pietro suivit le modèle paternel : il fit ses études à l’Université de Padoue, mais auparavant, en 1492, il alla à Messine en Sicile pour étudier le grec chez un célèbre humaniste d’origine grecque, Constantin Lascaris. C’est au retour de ce séjour que Bembo publia son premier ouvrage, De Aetnae une description en latin d’une ascension du volcan Etna, inspirée par celle de Pétrarque du Mont Ventoux (Familiares IV, 1). Pendant sa vie Bembo a beaucoup voyagé en Italie, ce qui lui a sûrement fait prendre conscience de la nécessité d’une langue commune. Cependant ce qui a été le plus important pour l’élaboration de ses idées sur la langue a été probablement sa collaboration avec le célèbre imprimeur vénitien Aldo Manuzio, qui avait publié De Aetnae. Bembo était un philologue, dont le rôle était d’établir le texte des œuvres publiées par Manuzio. On l’a dit, l’invention de l’imprimerie a joué un rôle fondamental dans la codification des langues vulgaires et il n’est pas surprenant que ce soit précisément au XVIe siècle que se développent les débats sur la langue dans les nations européennes. Cependant, en Italie, le problème de la codification de la langue était plus compliqué à cause du manque d’unité politique et donc d’unité linguistique. De plus, le fait d’avoir travaillé sur l’établissement des textes des grands auteurs toscans du XIVe siècle, comme Dante et Pétrarque, a influencé Bembo dans son choix d’un modèle linguistique archaïque, qui lui semblait comparable au latin, car il s’agissait d’une langue dont les structures étaient fixées pour toujours.
L’œuvre dans laquelle il exprime ses idées sur la langue, et dont on ne pourra pas souligner assez l’importance pour l’histoire de la langue italienne, est la Prose della volgar lingua (Discussion en prose sur la langue vulgaire). Probablement Bembo y avait travaillé depuis 1502, mais elle ne fut publiée qu’en 1525, à Venise. Comme beaucoup de traités composés par les Humanistes du XVIe siècle il s’agit d’une œuvre sous forme de dialogue (sur le modèle de Platon et Cicéron). L’auteur imagine que ce dialogue a eu lieu en décembre 1502 chez son frère, Carlo Bembo. Chaque participant soutient une position différente : le florentin Giuliano de’ Medici (ensuite Duc de Nemours, qui défend le florentin contemporain), Ercole Strozzi de Ferrare (qui préfère le latin à la langue vulgaire), Federigo Fregoso de Gênes (futur archevêque de Salerne, qui par contre défend l’emploi de la langue vulgaire et présente souvent un aperçu de la tradition littéraire). C’est à travers des paroles de Federigo Fregoso que Bembo montre aussi son excellente connaissance de la tradition de poésie dans les langues romanes, surtout des troubadours occitans, dont il aurait voulu publier une édition des poésies, qu’il n’a jamais conclue. Le personnage de Carlo Bembo est le porte-parole de son frère, Pietro. L’œuvre est divisée en trois livres, dont le premier est le plus important pour les théories sur la langue, tandis que le troisième est une grammaire, toujours en forme de dialogue, ce qui la rend difficile à consulter (les éditions postérieures sont souvent commentées pour rendre la consultation plus facile).
Dans le passage présenté ici, tiré du premier livre, Giuliano de’ Medici (le Magnifique, nom qu’il prend de son père Laurent le Magnifique) vient d’expliquer son point de vue sur la nécessité d’adopter le florentin contemporain comme langue unitaire. Carlo Bembo lui répond pour présenter la thèse archaïsante du florentin du XIVe siècle. Il opère une intéressante distinction entre favella ‘langue parlée’ e lingua ‘langue écrite’, qui anticipe presque celle entre parole et langue théorisée par Saussure. La favella est la langue parlée qui change dans le temps tandis que la langue écrite, la lingua, doit rester immuable pour que les écrivains soient compris par les générations futures. Il s’agit d’un point du vue élitiste ("La langue des écrits, cher Giuliano, ne doit s’approcher à celle du peuple", déclare-t-il) et d’une langue abstraite, littéraire, fixée pour tous le temps. Évidemment Bembo, en tant qu’Humaniste, pense au modèle du latin et du grec, dont la structure ne peut plus changer et que tous les érudits comprennent. Par ailleurs, Bembo faisait partie du courant qui considérait Cicéron comme l’idéal de style pour la prose latine tout comme l’était Virgile pour la poésie ; c’est avec l’expression de cette opinion que continue le discours où il ajoute Homère et Démosthène comme modèles pour la poésie et la prose en grec. De la même façon "nous ferons mieux de raisonner dans nos papiers avec le style de Boccace et de Pétrarque qu’avec le nôtre", car ceux-ci, dit-il, n’écrivaient pas pour le peuple. Enfin, il conclue que "Ce n’est pas la masse, Giuliano, qui donne le succès et l’autorité aux œuvres d’un siècle quelconque, mais ce sont très peu d’hommes dans chaque siècle". À la fin du passage Federigo Fregoso et Giuliano de’ Medici se déclarent d’accord avec cette thèse, parce qu’en tous cas c’est une variété florentine qui l’emporte.
C’est bien ce modèle de langue qui fut adopté par les écrivains italiens et forme aujourd’hui encore la base de la langue nationale.
Prose della volgar lingua, I, xviii-xix
(P. Bembo, Prose della volgar lingua, in Prose e Rime, éd. par C. Dionisotti, Turin Utet, 1966).
- Se connecter pour poster des commentaires