Les besoins pratiques des traductions
La place privilégiée du latin dans l'enseignement universitaire commence à être mise en question au XVIe siècle, lorsque les publications en langue vulgaire commencent à se multiplier. En France le débat est ouvert : d’un côté se trouvent ceux qui voient dans le maintien du latin un élément fondamental qui permet de garder le monopole de la science, dont la dignité serait atteinte si on utilisait le vernaculaire ; d'un autre côté, se trouvent ceux qui publient en français, qui se sentent obligés de légitimer leur démarche par toutes sortes d’arguments.
Dans le secteur de la médecine on trouve des ouvrages médicaux et chirurgicaux en français déjà au XIVe siècle, comme la Grande chirurgie de Gui de Chauliac composée en l'an 1363, qui sera imprimée à partir du XVe siècle. À la Renaissance on voit également circuler des ouvrages qui visent à aider la population à soulager les douleurs ou à prévenir les maladies ou les pestes et qui "suivent les pics épidémies" (Berriot-Salvadore 2012 : 142). Mais la divulgation du savoir pose problème, comme le montre l’extrait ci-dessous. Pierre Tolet (502-1586), auteur du texte que nous présentons ici, avait étudié la médecine à Montpellier (où il fut condisciple de Rabelais), avant d'exercer à l'Hôtel-Dieu de Lyon. Il est l'un des grands vulgarisateurs du savoir médical de son époque. On lui doit, entre autres, la traduction de la Chirurgie de Paul d'Égine (1540). Dans la préface de cet ouvrage, dont on peut lire un extrait ci-dessous, il s'adresse à l'un de ses maîtres de l'Université de Montpellier et expose les raisons qui l'ont poussé à faire cette traduction : il invoque son intention didactique à l’attention des chirurgiens, il dit suivre les pas des Grecs et Latins et s’inspirer de ce qu’on fait déjà ailleurs... Son travail répond à une demande formulée par les chirurgiens de la ville de Lyon. Dans les faits, comme le rappelle Berriot-Salvadore (2012 : 143) la démarche de traduction peut répondre à une politique de la ville ou de l’université, c’est le cas à Montpellier et à Lyon.
Deux choses m'ont incité à traduire en langue française le livre de Chirurgie de Paul d'Égine. L'une, la continuelle prière, pour leur nécessité et usage, des compagnons chirurgiens de la ville de Lyon; l'autre - et la principale - a été pour ce que maintenant plusieurs auteurs antiques et modernes sont illustrés et publiés par notre langue vulgaire. Et non seulement ceci se fait en France mais en tous autres royaumes et contrées. Pour exemple, nous voyons les Italiens réduire en langue italienne presque tous les auteurs latins et grecs, et se délecter plus de leur langue naturelle que de toute autre étrangère et pérégrine. Semblable chose fait l'Espagnol, lequel, non content de ses histoires vulgaires et auteurs composés en sa langue, a traduit à la fin Avicenne de langue arabique en espagnole. Je laisse les Allemands, Anglais, Écossais et les Grecs vulgaires, lesquels à présent sont contents de la lecture de leur seule langue maternelle.
Plus, je ne trouve point inconvénient de vouloir enseigner le chirurgien à bien œuvrer manuellement, voire aussi d'avoir connaissance d'aucuns médicaments propres à son opération, et ce par la langue française aussi facilement que par la langue latine ou autre. En premier lieu, il est notoire que l'âge de plusieurs chirurgiens de notre temps est déjà trop inclinant en vieillesse pour les réduire en tels termes qu'ils soient contraints apprendre leur opération manuelle par la lecture des livres latins. Davantage, s'il fallait que le chirurgien étudiât en latin et en grec (comme il le fait à présent), je pense […] que le médecin n'aurait pour inférieur le chirurgien, mais pour égal en savoir et bien souvent pour supérieur. Ce que le médecin ne doit vouloir, ainsi plutôt se faire maître chirurgien […]. Tout ceci je dis […] pour aucuns détracteurs qui portent envie aux interpréteurs français.
Mais je m'arrête à eux; et si veulent qu'ignorance règne entre chirurgiens, je ne suis de cette opinion.
Et au contraire ai bien voulu m'efforcer par ce mien présent labeur mettre en tel train les ignorants que par ci-après, suivant la doctrine de l’auteur par nous interprété, pourront plus assurément que devant et au grand profit d'un chacun exécuter l’effet de leur art sur les corps humains. Et ce fruit leur procédera par le moyen de la langue française à eux connue […]
Cl. Longeon (éd.) (1989), Premiers combats pour la langue française, Paris, Librairie Générale Française.
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