Langues et pouvoirs en concurrence
Le Dialogue est un genre ancien cultivé en Grèce (cf. les Dialogues de Platon) puis à Rome (cf. Cicéron, Tacite…) qui fut très apprécié à la Renaissance (cf. entre autres les Colloquia d’Érasme, rédigés en latin).
A cette époque, dans laquelle la tradition ancienne et la modernité se côtoient, les débats sur des questions variées sont à la mode partout en Europe. La question des langues est une thématique fréquente qui s’inscrit dans la tendance "à la mode" de dignifier les "langues vulgaires" et qui s’explique par le rapport complexe et contradictoire entre les langues anciennes et modernes et aussi entre les grandes langues de l’époque elles-mêmes. On peut citer, entre autres, le Diálogo de la lengua en espagnol (écrit par Juan de Valdés vers 1535, et publié en 1736), le Diálogo en louvor da nossa linguagem (1540) du portugais João de Barros ou le Dialogo delle lingue de l’italien Sperone Speroni (1542)…
Le dialogue que nous présentons ici, a la particularité de mettre en scène trois Nymphes qui représentent trois langues, aux statuts différents, qui étaient en concurrence sur le territoire de l’actuelle France au moment de sa production et qui représentent également trois pouvoirs : la Nymphe latine (qui représente la Rome antique), la Nymphe française (qui représente le Roi de France) et la Nymphe gascone (qui représente le Roi de Navarre).
L’auteur, Sallustre du Bartas (1544-1590) écrit ce poème dialogué afin d’accueillir la Reine de Navarre à Nérac : en effet, le 15 décembre 1578 Marguerite de Valois, avec sa mère Catherine de Médicis, arrive sur les terres de son époux Henri III de Navarre. Les trois Nymphes se disputent le privilège de réciter le poème d’accueil à la Reine.
Langues et pouvoirs vont ensemble : chaque Nymphe argumente avec passion sur sa propre légitimité (avançant des stéréotypes sur les langues et les peuples que chaque Nymphe représente) et au passage sur l’illégitimité des autres. Le résultat de ce débat est révélateur : la Nymphe latine (qualifiée de trop ancienne, étrangère…), tout comme la française (artificielle…) laissent l’honneur à la Nymphe gasconne (naturelle et belliqueuse…) sans trop de conviction par crainte d’une réaction violente… La hiérarchie des langues n’est pas contredite par ce résultat car le poème insiste sur la supériorité des deux autres Nymphes : la Latine et, surtout, la Française.
Nous reproduisons ci dessous le dialogue qui précède le poème en gascon, prononcé par la Nymphe gasconne. Le texte et les traductions (gascon et latin) sont extraits de extraits de J.F. Courouau, Premiers combats pour la langue occitane, Atlantica eds., 2001)
LA FRANÇOISE.
O Nymphe, oses-tu bien accueillir, peu courtoise,
L'honneur du lis Royal , d’une estrangère vois ?
Chère sœur, qui peut mieux qu'une Nymphe Françoise
Salüer et la perle et la fleur des François.LA FRANÇOISE.
Avant le nom Latin, et que les Romulides
Eussent le champ d’Evandre en pointes aiguisé,
Le parler docte-saint des Bardes et Druydes
En Grece, en Italie, en Memphe estoit prisé.LA FRANÇOISE
En faconde, en richesse, en douceur je te passe ;
Si Tulle revivoit, il parleroit François;
En Patare Apollon, les Muses sur Parnasse
Ont oublié pour moy le Latin et Gregeois.LA FRANÇOISE
Escoutons donc sa vois barbarement diserte :
Cedons-lui nostre droit : tous nos debâs sont vains ,
Tu dis vrai : le Gascon a la teste si verte
Qu’il vient le plus souvent des paroles aus mains.
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