L'Italie et la Questione della lingua

Les débats à propos de la "langue italienne"

Leonardo Bruni (1369–1444) (Alfred Gudeman: Imagines philologorum, Berlin/Leipzig 1911, S. 1)
Leonardo Bruni (1369–1444)
(Alfred Gudeman: Imagines philologorum,
Berlin/Leipzig 1911, S. 1)

Le cas de l’Italie constitue une exception dans le domaine roman, car à cette époque il n’existe pas encore d’État italien. Cependant, les érudits sont conscients, depuis Dante (De vulgari eloquentia, 1304), de faire partie d’une même communauté culturelle et du besoin d’une langue commune. Les Humanistes du XVe siècle discutaient également à propos des qualités du latin, qu’ils tendaient à préférer, et de celles de la langue vulgaire. La première de ces discussions aurait été celle entre Leonardo Bruni et Biondo Flavio qui eut lieu dans l’antichambre du pape Eugène IV à Florence au début de 1435. Ainsi furent jetées les bases pour le débat le plus important autour de la langue pendant le siècle suivant, qui est connu sous le nom de la Questione della lingua et qui allait marquer non seulement le XVIe siècle, mais aussi la plupart des discussions postérieures sur la langue. Ayant écarté le latin, pour la littérature au moins, le problème tournait autour de la question du choix de la variété de langue vernaculaire comme langue littéraire.

Trois points de vue s’opposaient :

  • La thèse courtisane, qui prenait comme modèle la langue raffinée parlée dans les grandes cours des seigneuries de l’époque et surtout celle du Pape à Rome.  Les défenseurs de cette tendance sont, entre autres, l’humaniste Angelo Colocci, Baldassare Castiglione (auteur du Courtisan (1528)) ainsi que Gian Giorgio Trissino, auteur de Il Castellano (1529) mais surtout traducteur du De vulgari eloquentia de Dante (1529). Gian Giorgio Trissino interpréta cet ouvrage, à tort, comme une défense de cette variété courtisane, tandis que Dante préconisait plutôt une langue curiale (de la cour) qui bien sûr ne pouvait pas être celle des cours du XVIe siècle, mais s’identifiait à une cour idéale, ce qui manquait à l’Italie.
  •  La thèse florentine. Aux XIVe-XVe siècles Florence avait obtenu une certaine hégémonie politique et économique parmi les différents États italiens et cela avait aussi entrainé une hégémonie littéraire dans le sens que les écrivains des diverses régions – le cas napolitain est un bon exemple – tendaient à écrire en toscan, ou bien à toscaniser leur langue. Certains préconisaient donc l’emploi du florentin comme langue « italienne » ; parmi eux on peut signaler Niccolò Machiavelli, dont la carrière de diplomate lui avait permis de se servir du florentin non seulement dans des contextes littéraires mais aussi utilitaires. Pour lui le florentin de son époque était la variété la plus adaptée pour la communication en Italie. Cette idée était partagée par Pierfrancesco Giambullari, Benedetto Varchi, florentins comme Machiavelli, et Claudio Tolomei.
  • La thèse florentine archaïsante. Le modèle devait bien être celui de la langue de Florence, mais non pas la langue contemporaine, comme le voulait Machiavelli, mais celle des “trois couronnes”, les grands auteurs du Trecento : Dante, Boccace et Pétrarque, une langue archaïque, littéraire, que personne ne parlait. Le théoricien principal de cette tendance fut Pietro Bembo dans ses Prose della volgar lingua (1525).

C’est la thèse de Bembo qui triompha. Bembo était un philologue qui avait (entre autres) collaboré avec l’important éditeur vénitien Aldo Manuzio, à la publication d’œuvres aussi bien classiques que vernaculaires : Le cose volgari (= Canzoniere et Trionfi) de Pétrarque en 1501 et Terza rime (= La Divina Commedia) de Dante en 1502. Pour lui la langue devait rester figée pour toujours, donc une variété contemporaine n’était pas convenable, car elle pouvait changer dans le temps. Son idéal était le latin de Cicéron, qui ne changeait plus et que tout le monde comprenait et comprendrait toujours. De la même façon l’italien ne devait pas changer :

les écrivains ne doivent pas se soucier seulement de plaire aux gens qui vivent à l’époque où ils écrivent […] mais aussi, et encore plus, à ceux qui vivront après eux : car chacun préfère que ses efforts durent pour l’éternité que pour un temps bref. […] nous devons faire attention de donner à nos écrits une forme et une structure telles qu’ils puissent plaire dans toutes les époques, tous les siècles et toutes les saisons

Biondo Flavio Courtesy of the Pitts Theology Library, Candler School of Theology, Emory University
Biondo Flavio
Courtesy of the Pitts Theology Library,
Candler School of Theology, Emory University

Bembo interpréta correctement ce qu’affirmait Dante dans De vulgari eloquentia lorsqu’il cherchait une langue dont on trouve les traces partout dans l’Italie mais qui n’est propre à aucun lieu en particulier, une langue qui pourrait être employée seulement par les meilleurs poètes (excellentes ingenio et scientia). Bembo avait probablement pu déjà avoir accès à un manuscrit de ce texte en 1512.

L’italien naît donc en tant que langue littéraire, une langue dont tous (les érudits) peuvent se servir, mais que personne ne parle : Bembo, par exemple, ne parlait que le vénitien. L’Accademia della Crusca, qui devait devenir un modèle pour les autres pays de langue romane, fut ensuite fondée à Florence en 1583 pour promouvoir cette variété en produisant une grammaire et un dictionnaire, qui fut finalement publié – à Venise – en 1612. Ce dictionnaire est devenu, lui-aussi, un modèle pour les autres langues européennes.

La Renaissance et la langue

Pendant la Renaissance l’italien devient une langue importante pour les arts et la musique en Europe. Plusieurs traités sur les langues rédigés à l’époque dans divers pays de langue romane s’inspirent des théoriciens italiens. C’est le cas de Du Bellay qui se base sur le Dialogo delle lingue (1542) de Sperone Speroni pour sa Deffense et illustration de la langue françoise. Néanmoins, la langue elle-même ne devint jamais une grande langue internationale, le pays continuait à être divisé, voire occupé par les Espagnols (Lombardie, Royaume de Sicile) et les Français.

Vers la fin de l’époque qui nous intéresse le français, devenue la langue européenne par excellence, influença l’italien à tel point que certains pensaient même à abandonner l’italien et adopter le français. Mais il s’agissait, bien entendu, d’une langue étrangère – les Italiens utilisaient à l’oral leurs variétés locales. L’italien continue cependant à être la langue du théâtre musical, de l’opéra, et il est intéressant de constater sa diffusion grâce à des hommes de théâtre qui sont devenus aussi professeurs d’italien, comme Giuseppe Baretti (1719-1789), qui a vécu longtemps en Angleterre, et Lorenzo Da Ponte (1749-1838), célèbre librettiste de Mozart, qui enseigna l’italien à New York.