Introduction

Leonardo da Vinci, Uomo Vitruviano Gallerie dell’Accademia, Venezia, 228r
Leonardo da Vinci, Uomo Vitruviano

Gallerie dell’Accademia, Venezia, 228r

Durant la période que nous allons traiter dans ce chapitre, il convient de signaler deux facteurs sociopolitiques majeurs pour l’évolution de la Romania et des langues romanes :

- Le premier est celui de la stabilisation des frontières de trois "grands" États (Royaumes) de langue romane : l’Espagne, la France et le Portugal. Dans ces territoires où le pouvoir est de plus en plus centralisateur, les langues standardisées durant la période précédente vont devenir des "langues communes" (Baggioni 1997 : 73 et sv) : langues qui représentent le pouvoir royal et qui permettent d’administrer le territoire. Mais ces langues-là ne sont pas toujours parlées par le peuple qui, en grande partie analphabète, continue à parler la langue ou les variétés locales.

Le soutien du pouvoir est l’élément indispensable pour que les langues "littéraires" ou "scripta" déjà établies deviennent des "langues communes". N’ayant pas pu profiter de ce soutien, certaines langues romanes importantes durant la période précédente comme l’occitan, le galicien ou le catalan (à partir de 1714) ont été marginalisées et ont peu à peu perdu tout leur prestige littéraire ainsi que tous les usages administratifs. Le poids des langues se mesure désormais à travers le poids du pouvoir royal qui les soutient (ou pas), et le lien langue-pouvoir politique est désormais indissoluble. Les langues sont au service du pouvoir et le pouvoir gère la question linguistique. Comme le rappellent Colombat, Fournier, Puech (2010 : 146) :

À partir de la Renaissance, les grammairiens ont eu le sentiment de contribuer à édifier l’un des piliers sur lesquels repose le pouvoir du Prince et, inversement, la codification de la langue nationale tend à devenir une affaire de politique intérieure de première importance.  

Outre les langues "périphériques" dans les Royaumes, la victime principale de ce lien étroit entre langue et pouvoir politique sera le latin (associé au pouvoir de l’Église), qui va lentement mais sûrement laisser la place aux "langues vernaculaires" de plus en plus standardisées, décrites et prescrites. Le prestige des langues est ainsi apprécié à l’aune du prestige des Royaumes qui les soutiennent et ces mêmes langues deviennent elles-mêmes des symboles du pouvoir royal. La réussite sociale et littéraire passe par l’adoption de la langue du Roi et le choix d’une autre langue (comme c’était le cas durant la période médiévale) n’est plus à l’ordre du jour. Voici comment l’exprime Ronsard au XVIe siècle :

Mais aujourd'hui pour ce que nostre France n'obeist qu'à un seul Roy, nous sommes contraincts si nous voulons parvenir à quelque honneur, de parler son langage, autrement nostre labeur, tant fust il honorable & parfaict, seroit estimé peu de chose, ou (peult estre) totalement mesprisé.

Pierre de Ronsard, Abregé de l'Art poëtique françois (1565)

Carte de l'Océane Atlantique, Battista Agnese (1544), Catalogue de la BNE
Carte de l'Océane Atlantique, Battista Agnese

(1544), Catalogue de la BNE

Si ces dynamiques sont celles des langues des trois États qui ont pratiquement stabilisé leurs frontières avant (ou durant) cette période, et dans lesquels le pouvoir Royal se fortifie à grands pas et avec lui la langue qui lui est associée, les évolutions sont forcément sensiblement différentes sur les territoires de l’actuelle Italie et de l’actuelle Roumanie (voir plus loin).  

- Le deuxième grand facteur, en lien étroit avec le précédent, qui va conditionner le devenir des langues romanes et de la Romania est celui de la découverte de l’Amérique qui va conduire à l’avènement de la Romania nova (Nouvelle Romania : celle composée des territoires qui n’ont jamais fait partie de l’Empire romain) et à l’augmentation rapide des locuteurs des langues romanes. Par ailleurs, les contacts des langues romanes sur ces nouveaux territoires avec les réalités et les langues autochtones vont d’un côté permettre l’enrichissement (fondamentalement lexical) des vieilles langues d’Europe et ouvrir la voie, grâce à des phénomènes d’hybridation, à la naissance d’autres langues : les créoles dont il sera question dans le chapitre Créolisations).

Conquête du Pérou par Francisco Pizarro. Cathédrale de Lima (Photo H. Boyer)
Conquête du Pérou par Francisco Pizarro.

Cathédrale de Lima (Photo H. Boyer)

Le Traité de Tordesillas, signé entre l’Espagne et le Portugal en 1494, marque les limites géopolitiques et les frontières linguistiques entre l’espagnol et le portugais dans le monde : la ligne de découpage entre les possessions coloniales espagnoles et portugaises est alors fixée par le pape Alexandre VI en 1493, à 370 lieues à l'Ouest des îles du Cap-Vert.

Nous assistons durant cette période à la "première révolution écolinguistique" en Europe occidentale, que Baggioni situe entre 1550 et 1650 :  

[elle] consiste à substituer à une écologie de la communication dominée, dans les usages formels, par le latin, une écologie fondée sur la coexistence, dans des espaces plus ou moins territorialisés, de ce medium universel et d’une langue commune (Baggioni 1997 : 74).

On peut observer ainsi la transformation de certaines langues écrites médiévales (soutenues par un pouvoir) en langues standard modernes, c’est le cas du français, de l’espagnol et du portugais à la fin de cette période. Pour l’italien, on l’a vu, le choix du toscan est presque fait, malgré le manque d’unité politique. Mais en même temps les processus d’élaboration de langues littéraires prestigieuses durant la période précédente comme l’occitan ou le galicien vont s’estomper… Il en sera question dans le chapitre Langues, peuples. Certaines langues ou variétés régionales se fondent "naturellement" dans la variété porteuse de pouvoir : ainsi, dans le domaine d’oïl, les scriptae normande ou lorraine vont se diluer dans la variété de la cour royale. On assiste finalement à des "ruptures linguistiques" : certaines langues romanes vont avoir comme "langue-toit" une autre langue romane :

  • occitan - français
  • galicien - castillan
  • catalan - castillan

De son côté le français devient la langue des cours européennes, de la diplomatie, de la culture… Pour preuve, entre autres, le sujet proposé par l’académie de Berlin en 1783 : Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu'elle la conserve ?  Rivarol gagne ce concours avec une longue dissertation dans laquelle on peut lire par exemple :

[…] elle est, de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine […] Ce qui n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin […];