Langues (anciennes et modernes) en concurrence
Dans le marché linguistique de l’époque, les concurrentes de ces langues communes (langues fixées, décrites et prescrites aptes à tous les usages sur tout le territoire mais pas nécessairement parlées par la population) sont les langues classiques (latin et grec) dont le prestige est toujours très important (quoiqu’en régression), ainsi que les autres langues vernaculaires d’Europe.
L’évolution des langues romanes (aussi bien en ce qui concerne le corpus que le status) est conditionnée par plusieurs facteurs socio-culturels qui ont, entre autres, bouleversé les rapports entre le latin et les langues vernaculaires. Ainsi, l’Humanisme favorise l’extension du public lettré (cf. la multiplication des universités en Europe et dans les territoires colonisés : Pérou, Mexique…). Ces nouveaux litterati pousseront au développement d’une culture de plus en plus profane : les clercs de l’Église ou de la Chancellerie n’auront plus le privilège du savoir. Ce mouvement de pensée européen prône également le retour aux textes antiques qui sont ainsi revisités : édités (au sens scientifique du terme), traduits en langues vernaculaires et expliqués. La Réforme (et par réaction la Contre-Réforme) poussent également à l’édition et à la traduction des textes sacrés et contribuent aussi bien à l’essor des langues romanes qu’au déclin du latin. Érasme préconise une traduction des textes sacrés en langues vernaculaires afin que les fidèles les comprennent :
Je désirerais que les Évangiles soient traduits dans toutes les langues. Le Christ souhaite que sa philosophie soit propagée le plus largement. Il est mort pour tous. Une contribution à cela serait que les Livres soient traduits dans toutes les langues de toutes les nations [...].
Ces deux mouvements sont favorisés par le développement de l’imprimerie à partir du XVe siècle. Cette technique de reproduction bouleverse le rapport de forces entre les langues anciennes et modernes, celles-ci progressant dans le marché du livre : la production d’ouvrages en langues vernaculaires, relativement modeste avant 1500 (77% des livres sont imprimés en latin) deviendra dominante un siècle plus tard (cf. Lebvre et Martin 1971). Parallèlement, les thématiques principales évoluent et font diminuer considérablement les pourcentages de livres religieux : 60% en 1500 et 17% en 1550 (Baggioni 1997 : 112) :
1471 : premier livre imprimé en italien
1474 : premier livre imprimé en catalan
Ca. 1476 : premier livre imprimé en français
Ca. 1483 : premier livre imprimé en castillan
1489 : premier livre imprimé en portugais
1501 : premier livre imprimé en provençal (occitan)
1544 : premier livre imprimé en roumain
1557 : premier livre imprimé en romanche
1565 : premier livre imprimé en gascon
L’imprimerie pousse à la standardisation des langues romanes, qui devront se doter de normes simples et claires (grammaticales, typographiques, orthographiques) pour s’adapter à ce nouvel outil de reproduction "de masse" en éliminant les graphies, formes et mots qui, par leur caractère particulier, étaient susceptibles de rendre difficile (dans l’espace et dans le temps) la compréhension du texte. Tous ces facteurs contribuent à la stabilisation des langues romanes (à l’écrit) : à la fixation d’une norme claire et univoque (Baggioni 1997 : 113-114).
Ce n’est pas un hasard si, à partir du XVIe siècle, on voit apparaître des "apologies des langues vernaculaires" ; ainsi, concernant les langues romanes, on peut citer, au XVIe siècle, entre autres :
- 1529 : Dante, De vulgari eloquentia (écrit en 1304)
- 1520 : J. de Barros, Louvor da nossa linguagem
- 1542 : S. Speroni, Dialogo della Lingua
- 1549 : J. Du Bellay, Défense et illustration de la langue française
- 1574 : M. Viziana, Alabanças de las lenguas… castellana y valenciana
- 1579 : H. Estienne, Précellence de la langue française
- …
Il s’agit bien de faire l’apologie de la langue "vulgaire"… tout en montrant au passage sa supériorité par rapport aux langues voisines… et même par rapport aux langues classiques, surtout le latin, qui commençait à être vu comme un "obstacle" pour le développement des langues vernaculaires :
F. de Herrera, Anotaciones a la poesía de Garcilaso, I. Pepe y J.M. Reyes (ed.), Cátedra, colección Letras hispánicas, 516, Madrid 2001, p. 277–278, cité par Zuili 2012.
Une sorte de compétition s’établit ainsi entre langues vernaculaires pour prendre la place du latin comme langue universelle, prestigieuse, de culture. Les exemples ne manquent pas et P. Burke (2004 : 79 et sv) nous en livre un certain nombre. Ainsi, concernant le français, on peut lire dans La précellence du langage français, par Henri Estienne:
Notre langue a deux compétiteurs, l’espagnol et l’italien
(Le français est) plus capable d’éloquence, ou capable de plus grande éloquence que les autres
Ou encore de la bouche de l’un des personnages des Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) de Dominique Bouhours :
De toutes les prononciations, la nôtre est la plus naturelle et la plus unie. Les Chinois et presque tous les peuples de l’Asie chantent ; les Allemands râlent ; les Espagnols déclament ; les Italiens soupirent ; les Anglais sifflent. Il n’y a proprement que les Français qui parlent.
Joao de Barros reprenait dans le Dialogo (1540) le proverbe :
Que l’on trouve avec quelques différences chez Estienne:
Balant Itali, gemunt Hispani, ululant Germani, cantant Galli
Dans le texte suivant on trouve la comparaison entre trois langues romanes qui a comme finalité de bien de montrer la supériorité du français. Les métaphores se succèdent afin de vanter les qualités morales plus ou moins importantes de chacune d'entre elles et souligner de façon dithyrambique que le français est la langue digne héritière du latin, dont elle conserve le "génie" (Swiggers 2009 : 70) :
l’Espagnol, à mon avis, ressemble à ces fleuves, dont les eaux sont toûjours grosses & agitées : qui ne demeurent gueres renfermez dans leur lict ; qui se débordent souvent, & dont les débordemens font un grand bruit, & un grand fracas. L’Italien est semblable à ces ruisseaux, qui gazouillent agreablement parmi les cailloux ; qui serpentent dans des prairies pleines de fleurs ; qui s’enflent neanmoins quelquefois, jusqu’à inonder toute la campagne. Mais la langue Françoise est comme ces belles rivieres, qui enrichissent tous les lieux par où elles passent ; qui sans estre ni lentes, ni rapides roullent majestueusement leurs eaux, & ont un cours toûjours égal […] Ainsi pour ne parler que de leurs genies, sans rien decider de leur naissance, il me semble que la langue Espagnole est une orgueilleuse qui le porte haut ; qui se pique de grandeur ; qui aime le faste, & l’excés en toutes choses. La langue Italienne est une coquette toûjours parée & toûjours fardée, qui ne cherche qu’à plaire, & qui ne se plaist qu’à la bagatelle. La langue Françoise est une prude ; mais une prude agreable, qui toute sage & toute modeste qu’elle est, n’a rien de rude ni de farouche. C’est une fille qui a beaucoup de traits de sa mere, je veux dire de la langue Latine. […] Pour peu qu’on les examine toutes deux, on verra qu’elles ont le mesme genie & le mesme goust ; & que rien ne leur plaist tant qu’un discours noble, & poli, mais pur, simple, naturel, & raisonnable. (Bouhours, 1671/rééd. 1962 : 44-45).
On peut également parler à cette époque de purisme linguistique défensif, d’où le travail des Académies (nettoyer la langue des impuretés), voire d’une « angoisse de la contamination » (Burke 2006, 167). Ainsi, l’italianisation du français est parodiée dans les Deux dialogues du nouveau langage françois italianisé et autrement déguisé, principalement entre les courtisans de ce temps, à travers un code-switching que le propre auteur aide à déchiffrer avec la traduction de quelques mots :
« Aux lecteurs tutti quanti »
Messieurs, il n’y a pas long temps qu’ayant quelque martel in1 teste (ce qui m’advient souvent pendant que je fay ma stanse2 en la cour) et à cause de ce estant sorti apres le past3 pour aller un peu spaceger4, je trouvai par la strade5 un mien ami, nommé Celtophile. Or voyant qu’il se monstret estre tout sbigotit6 de mon langage (qui est toustefois le langage courtisanesque, dont usent aujourdhui les gentils-hommes Francés qui ont quelque garbe7, et aussi desirent ne parler point sgarbatement8) je me mis à ragionner avec luy touchant iceluy en le sustenant le mieux qu’il m’estet possible.
1. In, en - 2. Stanza, demeure - 3. Pasto, dîner - 4. Spasseggiare, se promener - 5. Strada, rue - 6. Sbigottito, effrayé - 7. Garbo, bonne grâce - 8. Sgarbatamente, sans grâce (Henri Estienne, Deux Dialogues du nouveau langage françois italianizé (1578))
Du côté italien on voit considérer l’ "l’idioma francesi" comme le maggior guastatore, rovesciatore e difformatore dell’eccellente idioma nostro (Carlo Gozzi 1720-1806).
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