Les premiers témoignages d'un écrit qui ne saurait plus être considéré comme du latin apparaissent entre le VIIIe siècle et le Xe siècle. Il s'agit de textes de longueur variable et de thématiques diverses mais qui reflètent souvent l'oralité. Bien évidemment, tous les textes produits à cette époque ne nous sont pas parvenus. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l'écrit n'apparait pas en même temps dans tout le domaine roman : certaines zones pourraient être qualifiées de précoces (Picardie, Léon, l’Italie longobarde) d'autres au contraire sont bien plus tardives (Transylvanie, Dalmatie...). Pour comprendre ces textes, il faut prendre en compte que durant cette époque, l'écrit était le privilège d'une petite minorité (le clergé et les élites culturelles de la société féodale), ainsi le passage à l'écrit des langues vernaculaires se fait dans une situation de dialectique entre la culture littéraire (fondamentalement en latin) et la culture orale des personnes illettrées :
C'est sous la pression des contraintes contradictoires de la scripturalité latine et des pratiques orales vernaculaires, des besoins de communication de tous les jours et des expressions culturelles de la mémoire collective, que s'accomplit entre le Xe et le XIIIe s. le passage à l'écrit des idiomes romans. (Frank-Job 2010 : 15)
B. Frank-Job (2010 : 29-30) établit trois phases dans ces débuts du passage à l'écrit (qui se réalise pour les langues romanes entre le VIIIe siècle et le XVIe siècle). La première phase est celle dans laquelle "chaque document roman constitue, pour qui l'effectue, une expérience nouvelle sans précédent". Aucun des textes de cette première étape n'atteindra le statut de modèle ni ne fondera de tradition discursive écrite pour le vernaculaire. Durant la deuxième phase vont naître des traditions discursives en vernaculaire qui suivent de près les modèles existants (ceux du latin et du clergé). Ce n'est que durant la troisième phase qu'on "observe une pratique d'écriture propre à la langue vernaculaire" et une émancipation de la tutelle latine et religieuse. Les textes de cette troisième phase seront commentés dans le module 2.
Le passage à l'écrit inaugure pour les langues romanes le processus d'"élaboration" linguistique, qui leur permettra de passer de l'"immédiat communicatif" à la "distance communicative" (ibid. 16). Mais les premiers textes en langue romane émanent de scribes qui, spontanément, sans trop réfléchir, mettent par écrit des notes, des pensées ayant une portée communicative très restreinte : ces premiers témoignages se placent sur des supports recyclés, sur les marges de documents en latin (ce qui explique que très peu de temoignages de ce type nous soient parvenus). Il s'agit d'une pratique, pour ainsi dire "clandestine" pour laquelle le recours au vernaculaire, à la langue de tous les jours, peut répondre à l'incapacité d'écrire en latin correct ou à la recherche d'un effet stylistique (ibid. 23-24). Vous trouverez un témoignage de ce type d'écrit : le Graffitto di commodilla, qui correspond dans le classement de Koch (1993) à l'"oralité mise à l'écrit", simple transcription graphique d'une séquence phonique.
Les listes ou énumérations sont assez diffférentes car même si l''écrit n'y est pas très élaboré (structure textuelle et syntaxique très simple), il préfigure le passage du domaine socio-communicatif éclessiastique à celui des laïcs (Frank-Job 2010 : 26). Il s'agit d'inventaires, registres, listes d'objets etc. que l'on trouve souvent dans des documents juridiques ou administratifs et qui constituent un bon exemple de la scripta romana rustica. Ils sont d’une grande utilité aussi bien pour l’émetteur que pour le récepteur, ce qui explique son apparition dans presque toute la Romania. Un texte de ce type est la Nodicia de Kesos.
Koch (1993) identifie encore des documents qu'il classe dans le groupe "scripturalité à destin vocal". À la différence des deux catégories précédentes où l'on trouve ce que l'on pourrait appeler des simples "documents", dans ce groupe se concentrent les "monuments" : des textes importants d'un point de vue culturel, social et/ou politique. Ces documents seront traités dans le module suivant.
Nous proposons dans ce module plusieurs documents qui montrent les prémices de la diversification du latin et les premiers écrits en langues romanes. Les trois premiers sont à classer en tant que "variétés de latin" : l'Appendix Probi le Graffito di Commodilla et l'Indovinello veronese.
Il ne faut pas oublier que les documents que nous conservons, censés reproduire les variétés parlées, sont en réalité des textes écrits : c'est à travers des pratiques d'écriture en langue maternelle de certains groupes de la population ayant été alphabétisés (en latin classique) que nous pouvons connaître la langue parlée.
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