Serments de Strasbourg

Le roman dans la stratégie politique

Les Serments de Strasbourg (842) constituent le plus ancien texte "français" conservé. Il ne s'agit pas d'un texte littéraire mais d'un document politique qui nous montre l'usage "officiel" d'un vulgaire roman. Comme pour la Nodicia de Kesos ou pour l'Invovinello veronese, le contenu communicatif place ce texte sur le plan de l'oralité bien qu'il nous soit arrivé, forcément, à travers sa réalisation graphique.

Louis II de Germanie et ses fils, représentés vers 1375-1380. BNF
Louis II de Germanie et ses fils, représentés vers 1375-1380.

BNF

Les Serments comprennent en tout quatre serments dont deux en roman et deux en langue germanique. Il s'agit de discours rédigés pour être prononcés lors de la cérémonie solennelle du 14 février 842 pour sceller le pacte militaire entre les deux petits-fils de Charlemagne : Louis le Germanique et Charles le Chauve, scellent une alliance contre leur frère aîné, Lothaire, héritier de la Lotharingie, c'est-à-dire le royaume intermédiaire entre celui de Louis (la zone germanique) et celui de Charles le Chauve (la zone française). Charles le Chauve s'adresse en langue germanique à son frère Louis le Germanique et à ses hommes germanophones leur promettant protection militaire et assistance, et Louis le Germanique fait la même promesse s'adressant à Charles le Chauve et ses hommes romanophones en langue romane. Dans un deuxième temps les hommes de chaque souverain s'adressent dans leur propre langue à leur champ respectif promettant de veiller au maintien du pacte. Ces textes furent co-signés tels qu'ils ont été prononcés. Ils ont été conservés grâce à un historien du Xe siècle nommé Nithard, dignitaire et cousin de la suite de Charles le Chauve, qui les a insérés tels quels dans son texte latin (Van Acker 2005 : 332).  Voici le texte en roman et la traduction en français moderne (cf. http://w3.restena.lu/cul/BABEL/T_SERMENTS.html) :

Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun
salvament, d'ist di en avant, in quant Deus
savir et podir me dunat, si salvarai eo
cist meon fradre Karlo, et in aiudha
et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son
fradra salvar dift, in o quid il mi altre
-si fazet, et ab Ludher nul plaid num quam
prindrai qui meon vol cist meon fradre
Karle in damno sit.

Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo
jurat conservat, et Karlus meos sendra
de suo part non los tanit, si jo returnar non
l'int pois, ne jo ne neuls cui eo returnar
int pois, in nulla aiudha contra Lodhu-
-uvig nun li iv er.

Charles le Chauve, BNF
Charles le Chauve, BNF

Si les linguistes sont aujourd'hui unanimes pour indiquer que les Serments appartiennent au gallo-roman et donc que "leur  langue n’est ni le gaulois, ni le latin", les doutes demeurent concernant leur appartenance au domaine d'oïl ou au domaine d'oc, car certaines formes pourraient être occitanes". Mais le manuscrit de Nithard dont nous disposons n’est pas autographe : il fut copié vers l’an 1000, sans doute par un scribe travaillant pour l’abbaye de Saint-Médard de Soissons, comment vérifier la fidélité de la transcription ?  Quelle est le dialecte/langue des serments, comme l'indique Cerquiglini (2013 : 107) : "Tout est possible, et tout, ou presque, fut proposé par une philologie lancée dans un Tour de France des plus étonnants". Carlo Tagliavini (1973, 646-649) nous rappelle quelques-unes des théories déjà anciennes à ce propos :

-  Pour Gaston Paris (1886),  il s'agirait le dialecte de  la France septentrionale, notamment de Picardie. 

- Pour G. Lücking (1877), E. Koschwitz (1886), A. Wallensköld 1927) et E. Ewert (1935), il s'agirait d'une variété du sud-ouest (peut-être le pictavin).

- Castillani (1956) considère qu'il s'agit de pictavin ou de l'aquitain du nord.

- H. Suchier (1902) pensait qu'il pouvait s'agir de d'une variété dialectale du sud-est, donc d'un dialecte franco-provençal et notamment le dialecte de Lyon.

- Pour A Tabachovitz (1932), le rédacteur aurait pu être un bilingue originaire de Lorraine.

- R.A. Hall Jr. (1933) définit la langue des Serments comme un pré-français.

- F. Lot (1939) parle d'une langue artificielle, une sorte de "roman commun".