Vers la "dignité" des vulgaires
On l'a dit, pendant plusieurs siècles du Moyen Âge, l’Église a eu le privilège de contrôler la transmission des connaissances et l’enseignement, toujours en latin. Les écoles étaient rattachées aux monastères, abbayes et cathédrales. C’était dans les scriptoria des centres religieux que les textes manuscrits étaient copiés, et dans leurs bibliothèques que les codex étaient préservés. Le système d’enseignement médiéval n’a pas changé de manière significative jusqu’au XIIe siècle, lorsque les écoles attachées aux cathédrales se sont multipliées et les écoles urbaines se sont développées. C’est aussi à partir du XIIe siècle que l’université a fait son apparition. L'origine de l’université fait suite à des changements sociaux, à des mouvements de population, à la croissance et à la dynamisation économiques, ainsi qu'au renouvellement des échanges culturels. L’université médiévale s’est appuyée sur la Scolastique, fondée sur l’étude de textes latins choisis et d’autres ouvrages grecs et arabes, étudiés à travers des traductions latines confectionnées pendant le XIIe et le XIIIe siècles.
Dans le milieu universitaire, le latin a continué à être la langue privilégiée pour la pratique de la dialectique et la transmission des connaissances philosophiques, scientifiques et théologiques. Son caractère « universel » dans l’Occident médiéval lui a permis de demeurer la langue de la diffusion des contenus spécialisés. En outre, l’apparition et le développement de l’Université n’ont pas empêché l’Église d’exercer son pouvoir et son contrôle sur les nouveaux centres d’enseignement, puisque ceux-ci devaient obtenir une licence du Pape. Parmi les premières universités, on trouve celle de Paris (les premières traces datent du XIIe s. et elle a été reconnue au début du XIIIe s.), ainsi que l’établissement du Collège de la Sorbonne en 1257 (d’abord consacré à l’étude de la théologie). L’université de Bologne, spécialisée en droit, disposait de la licence papale depuis 1219. Dans la seconde moitie du XIIIe siècle, d’autres universités médiévales – célèbres pour leur activité intellectuelle, ont été crées : l’université d’Oxford, l’université de Cambridge et en domaine roman l’université de Montpellier entre autres (Verger 2003).
L’amélioration du système éducatif a eu des répercussions sur le volume de textes copiés ainsi que sur le système de production du livre manuscrit, grâce à une demande croissante et à un public de plus en plus nombreux capable de comprendre les textes écrits. L’enseignement de la grammaire faisait partie du système d’études médiévales et il y a eu quelques œuvres en latin assez répandues : les manuels de Donato, auteur d’une Ars grammatica, et de Priscianus Caesariensis, auteur des Institutiones grammaticae. Largement diffusés à l’époque médiévale, ces traités ont été importants et utiles non seulement pour l’étude du latin, mais aussi pour l’élaboration de certaines approches grammaticales du vernaculaire. Ainsi, au XIIe siècle on voit apparaître les premières descriptions des langues romanes, qui répondent à des besoins pratiques (dans des situation de plurilinguisme) : un glossaire anglais-français de termes juridiques du XIIe siècle, des manuels pour enseigner le français aux anglophones (comme le Tractatus orthographiae, rédigé en latin pour l'apprentissage du français commercial).
Mais les premières descriptions de langues romanes à objectif normatif appartiennent au domaine occitan. Le vulgaire du Sud de la France avait atteint un grand prestige, dû aux Troubadours, ce qui avait favorisé sa diffusion au delà de ses frontières linguistiques, à tel point que dans le Nord de la France, en Catalogne ou dans le Nord de l'Italie on adoptait cette langue pour la poésie. Cette expansion fait naître le besoin de fixer des règles qui facilitent l'apprentissage de l'art du trobar aux poètes des régions alloglottes. Ainsi, Raimon Vidal de Besalù compose entre 1190-1213 ses Razos de Trobar, un traité écrit en vulgaire destiné à offrir les règles poétiques et grammaticales de la langue d’oc. C’est « le premier discours normatif touchant une langue vernaculaire romane » selon la relation d’opposition entre les formes dites drechas et les formes dites biaisas (Gally 2010 : 53). Les Razos de Trobar, tout comme les adaptations de Jofre de Foixà (Regles del trobar, vers 1290) ou de Terramagnino de Pisa (Doctrina d’Acort, entre 1270 et 1280) ou encore le Donatz proensals (première moitié du XIIIe siècle) d'Uc Faidit, destiné à un public italien, ont le mérite d'avoir été capables d'adapter les règles des grammaires latines à une variété vulgaire (en utilisant ce même vulgaire), mais aussi d'avoir considéré pour la première fois que ce "vulgaire" était susceptible d'être soumis à des règles (Brea 2007). Face à la précocité de l’occitan, les premières descriptions grammaticales pour les autres langues romanes sont tardives.
La question linguistique par rapport à la production poétique a été aussi objet d’analyse et d’exploration de la part de Dante Alighieri, qui prend la défense du vulgaire (langue naturelle, face au latin, une langue acquise) dans De Vulgari Eloquentia (1304), un traité écrit pourtant en latin. Dante anticipe ici un mouvement de défense et illustration des langues vernaculaires qui apparaît partout en Europe un siècle plus tard. Le Livre I du traité offre une histoire des langues, depuis la Genèse jusqu’à l'actualité de l’auteur ainsi qu'une classification des langues romanes, selon l'affirmation : "Totum vero quod in Europa restat ab istis, tertium tenuit ydioma, licet nunc tripharium videatur : nam alii, ‘oc’, alii ‘oïl’, alii ‘sì’ affirmando locuntur, ut puta Yspani, Franci et Latini".
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