Le rayonnement de la poésie occitane
L'auteur du poème que l'on peut lire ci-dessous est Don Denis, roi du Portugal entre 1279 et 1325, fils d’Alfonso III du Portugal, petit-fils d’Alfonso X de Castille et époux d’Isabel de Aragón. Il appartenait à une élite cultivée pour qui la lyrique était une activité de prestige. Il a lui-même joué un rôle important en tant que promoteur de la culture en langue vernaculaire dans plusieurs genres littéraires, instigateur de l’utilisation exclusive de la variété galégo-portugaise dans les documents juridiques et protecteur du mouvement lyrique des troubadours. Il a également soutenu les traductions d’ouvrages historiographiques et juridiques. Dans sa Cour, se trouvaient des poètes importants, dont certains avaient développé aussi leur activité littéraire dans la cour de son père, le roi Afonso III.
Denis de Portugal est par ailleurs reconnu comme l’un des troubadours les plus productifs de l’école des troubadours galégo-portugais. Son œuvre poétique (dont on conserve environ 150 compositions) peut être considérée comme une synthèse de la tradition lyrique de l’école ibérique. Le corpus poétique de ce roi-poète nous a été transmis essentiellement par le Cancioneiro da Biblioteca Nacional (BNP, 10991) et le Cancioneiro da Biblioteca Vaticana (Vat. Lat. 4803), tous les deux copiés en Italie au XVIe siècle. À ces deux recueils il faut ajouter le Parchemin Sharrer, découvert en 1990, qui contient sept chansons avec notation musicale, témoignage rare et précieux de la poétique galégo-portugaise.
Les cantigas de amor ("chansons d’amour") du roi Denis de Portugal développent des thématiques et des motifs communs aux chansons des autres auteurs de l’école galego-portugaise, mais, en tant que roi, certaines d’entre elles présentent une nouvelle dimension, due à sa position de supériorité dans la société féodale. Par ailleurs, la poésie occitane a influencé fortement sa production lyrique. Dans ses compositions, il a montré de bonnes connaissances de la tradition des troubadours en langue d’oc, et on y trouve quelques mots de reconnaissance sur la production poétique des occitans. La chanson d’amour où le Roi reconnaît que les proençaes sont des bons troubadours est célèbre, mais le poète, qui dit connaître la souffrance de l’amour, critique qu’ils ne chantent leur amour que dans le temps heureux :
(Adaptation : Fabrice Baudart ; Troubadours galégo-portugais. Une anthologie par Henri Deluy, Paris, PO, 252).
Il a composé des Cantigas de amor (Chansons d’amour) et des Cantigas de amigo (‘Chansons d’ami’, dans lesquelles la voix lyrique est celle d’une femme qui chante la relation qu’elle entretient avec son ami –amigo–). La cantiga de amor a été le genre privilégié, le plus cultivé par les auteurs ibériques qui se sont largement inspirés de la poésie occitane. Le discours est mis dans la bouche d’une voix masculine qui expose son expérience d’un amour, immense et irrémédiable, adressé à une dame (évoquée comme senhor ou mia senhor) qui reste toujours distante et inaccessible. En outre, répondant aux schémas de l’amour courtois, l’homme est présenté comme un vassal de la senhor (cf. le seigneur féodal), de condition inaccessible, et son amour conçu comme un service. Normalement, l’amour n’était pas réciproque, déclenchant la douleur, le chagrin et même la mort pour l’homme amoureux. Même si celui-ci devait garder son amour en secret, afin d’éviter la colère de la dame ou l’intrusion d’autres personnages, les symptômes dérivés de l’amour devenaient souvent évidents. En définitive, les poètes galego-portugais ont fait de la douleur d’aimer (la coita por amor) le noyau thématique autour duquel gravite leur discours poétique dans les cantigas de amor (Beltran 1995 ; Tavani 1991 : 104-134).
Cette catégorie de chanson a été le résultat d’un transfert de modèles et de formules expressives d’origine provençale (par exemple, l’expression mia senhor peut être vue comme l’équivalent galicien du midons des chansons occitanes), où la canso a été cultivée de manière privilégiée. Cela dit, il ne s’est pas agi d’une simple adoption des modèles et du vocabulaire, mais d’une adaptation élaborée plus adaptée aux structures socioculturelles, politiques et linguistiques du territoire.
Autrement dit, la culture des troubadours occitans fut exportée dans les territoires voisins où la structure socioculturelle, politique et linguistique étaient proches. Sur ces territoires les schémas poétiques et la langue ont pu être adoptés assez fidèlement. Dans des territoires plus éloignés du point de vue sociopolitique et linguistique, il y a eu surtout une adaptation, avec certains changements dans la poétique et une variété linguistique différente (Tavani 1991 : 14-19).
L’une des plus remarquables divergences thématiques entre l’école d’oc et l’école ibérique repose sur la possibilité réelle pour l’amoureux occitan d'expérimenter le bonheur et le joy, alors que l’amoureux galégo-portugais est condamné à un amour malheureux. Par ailleurs, dans la cantiga de amor, la description de la dame répond à une supériorité abstraite et conventionnelle, afin de ne pas permettre son identification : elle est toujours supérieure à toutes les autres dames, sa beauté est hyperboliquement incomparable, et elle est la meilleure des créatures de Dieu. Elle est dotée d’une série de qualités positives, dans une large mesure déjà fixées dans la tradition occitane.
Dans la chanson Quer’eu em maneira de proençal du roi Denis de Portugal, on trouve un très bon exemple des valeurs qui sont souvent attribuées à la dame : prez (prix), fremosura (beauté), bondade (bonté), comprida de ben (très accomplie), mais que todas las do mundo val (elle vaut mieux que n’importe quelle autre femme), sabedor de todo bem (sage en tout), de mui gram valor (d’une très grande valeur), mui comunal (très sociable), bom sem (bon sens), prez e beldad’ e loor (beauté, prix, louange), falar mui bem (beau parler), riir melhor que outra molher (le don de rire mieux qu’une autre femme), é leal muito (loyale)…
Par ailleurs, le préambule printanier, existant dans d’autres traditions (mais peu compatible avec la poétique d’un amour malheureux…), est absent des compositions galiciennes. Ainsi, dans la composition Quer’eu em maneira de proençal du roi Denis, on trouve une allusion au préambule printanier utilisé habituellement par les poètes occitans lorsqu’ils chantaient leur amour : le Roi y reconnaît que les proençaes sont des bons troubadours, mais le poète, qui dit connaître la souffrance de l’amour, critique qu’ils ne chantent leur amour que dans les temps heureux :
H. Lang, « Cancioneiro d’el Rei Dom Denis », L. M. Mengelli / Y. Frateschi Vieira (orgs.), Cancioneiro d’el Rei Dom Denis e estudos dispersos, Niterói : Editora da UFF, 2010, pp. 181-380 (pp. 225-226). (Adaptation Pierre Lartigue ; Troubadours galégo-portugais. Une anthologie par Henri Deluy, Paris : POL, 251-252.
Pour écouter Quer'eu em maneira proençal reproduit ci-dessus :
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