Des populations en mouvement

Des peuples et des langues en contact (et en conflit)

L'espace de la Romania durant le Moyen Âge est pratiquement circonscrit au continent européen et ses frontières géolinguistiques sont relativement stables. À l'intérieur de cet espace se dessinent assez clairement des ensembles linguistiques, dont certains sont similaires à ceux que nous connaissons aujourd'hui, notamment le domaine galloroman, le domaine ibéroroman et le domaine italo-roman. Mais la période médiévale connaît aussi de grands mouvements de population (migrations, colonisations...), qui ont parfois redessiné les frontières internes du domaine roman. 

La Reconquista (Reconquête) ibérique a été un processus long de plusieurs siècles, particulièrement intense entre le XIe et le XIIIe siècles.

Bataille durant la Reconquista, Cantigas de Santa María, XIIIe siècle
Bataille durant la Reconquista, Cantigas de Santa María, XIIIe siècle

Elle fait suite au mouvement de conquête musulmane des trois quarts de la Péninsule ibérique. Les troupes catholiques (partant du nord) ouvrent les portes à un mouvement de repeuplement vers le sud, qui a eu, entre autres, des conséquences linguistiques déterminantes. En effet, dans les territoires occupés, il y avait des populations de langue arabe, berbère et mozarabe (c’est-à-dire la langue romane parlée par les chrétiens dans les régions sous domination musulmane, d'après le nom donné à ses locuteurs, les Mozarabes, de l'arabe must'arab 'arabisés'), tandis que, dans les royaumes du nord, étaient parlées des variétés romanes : galicien-portugais, asturien, castillan, aragonais et catalan. La Reconquête a provoqué l’expansion de ces langues romanes vers le sud de la péninsule, au détriment de l’arabe, du berbère et du mozarabe. On peut ainsi parler d'une re-romanisation (par colonisation) du territoire, qui a provoqué la disparition du mozarabe et reconfiguré linguistiquement le territoire ibérique : le galicien-portugais s’est étendu dans le territoire conquis par le royaume du Portugal ; le catalan s’est répandu vers Valence et le castillan a dominé tout le territoire central, limitant de manière significative l’expansion de l’asturien et de l’aragonais. 

Un phénomène similaire se serait produit dans l'actuel espace roumain à partir du Xe siècle : les populations établies au sud du Danube auraient commencé alors à élargir le territoire de leurs transhumances :

Sur la péninsule relativement peu peuplée des Balkans, ces migrations ont atteint les montagnes grecques dans le sud, l'Istrie à l'ouest et, vers le nord, l'actuelle Roumanie, alors sous domination slave. Il est probable que l'idiome roumain s'est ainsi répandu sur l'actuel territoire roumanophone selon un processus qui dura tout le Moyen Âge. Cette pénétration a dû commencer dans les zones montagneuses où elle a probablement assimilé d'autres groupes roumanophones restés au nord du Danube après la chute de l'Empire romain, pour ensuite parvenir jusqu'aux plaines plus fertiles à la population slave relativement faible.  (Glessgen 2007 : 333)

Chevaliers du Moyen Âge (Gallica, BNF)
Chevaliers du Moyen Âge (Gallica, BNF)

Un autre mouvement de population aux conséquences (politiques, sociales, culturelles et linguistiques) importantes est celui de la conquête normande de l’Angleterre par Guillaume I, dit le Conquérant, en 1066 : l’Angleterre a subi l'influence de la culture et de la langue françaises pendant environ trois siècles. Cette exposition au français a laissé une empreinte considérable sur la langue anglaise qui a emprunté un nombre très important de mots du français (jusqu'à 50% des vocables de certains domaines du lexique anglais actuel, selon Glessgen 2007 : 334) : custom, squire, assizes, joust, marriage, parliament, pay, rental, affair, towel... L’anglo-normand, en coexistence avec le celtique et l’anglo-saxon, est devenu la langue des classes dirigeantes, des grands seigneurs feudaux et de clergé. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, dans le territoire anglais, le dialecte normand était aussi le vulgaire le plus apprécié pour l’écrit (à côté du latin, langue de l’Église et de la transmission du savoir). Peu à peu, les contacts fréquents (administratifs et commerciaux) entre l’espace continental et l’espace insulaire ont favorisé l’émergence d’un secteur social plus intéressé par l’anglais. De même, il convient de noter que la langue anglaise a continué majoritairement à être parlée par les classes populaires qui ont conservé leur langue. À partir du XIVe siècle, l’anglais a commencé à reprendre sa place (Barisone 2002 : 229-232).

La situation politique dans le territoire continental français s’est caractérisée par une relation très conflictuelle entre Angevins et Capétiens pendant le XIIe et le XIIIe siècle, qui s'est traduite par des mouvements constants des limites géopolitiques. Ces changements peuvent difficilement être représentés sur une seule carte car à l’époque on ne pensait pas en termes de frontières clairement définies ni d’entités nationales. Par ailleurs, le pouvoir ne s’exerçait pas de façon uniforme sur tout le territoire (en théorie) gouverné (Barber 1999 : 86).  Au XIIIe siècle a eu lieu la Croisade des Albigeois qui a eu de graves conséquences pour la langue et la culture occitanes : le Roi de France installe son pouvoir dans le Sud occitan avec le soutien ferme de l’Église (cf. Inquisition) et une bonne partie de la haute aristocratie locale est éliminée (ou sérieusement réduite). Mais en dehors de quelques familles venues du nord on n'assiste pas vraiment à une authentique colonisation et l'occitan continue à être la langue du peuple tandis que le français devient la langue de l’aristocratie et du pouvoir. Mais le processus de minoration est ainsi entamé.

D'autres mouvements de population plus pacifiques favorisent les transferts culturels. Ainsi, Saint-Jacques de Compostelle devient au cours du Moyen Âge le troisième grand lieu de pèlerinage (à côté de Rome et de Jérusalem). Les fidèles auraient commencé à arriver à Compostelle à partir du Xe siècle, et le phénomène aurait déjà pris une dimension internationale au XIe siècle.

Codex Calixtinus v.1140, Saint-Jacques de Compostelle
Codex Calixtinus v.1140,

Saint-Jacques de Compostelle

La définition d’une route française, qui traversait le nord de la Péninsule ibérique jusqu’à l’extrémité occidentale, a rendu plus solide la connexion du nord ibérique avec toutes les autres villes de la Chrétienté. La route était reliée, au-delà des Pyrénées, aux routes qui permettaient l’accès à Rome, siège de la papauté et centre géographique du christianisme, et dès l'Italie il était possible d’atteindre l’Orient à travers les ports de la Méditerranée. Ainsi, la consolidation du Chemin de Saint-Jacques a facilité l’affluence de pèlerins jusqu’au sanctuaire de l’Apôtre, en même temps que l’arrivée en territoire péninsulaire de différentes tendances culturelles et linguistiques. Ce chemin a été aussi la route d’entrée pour les colons arrivés d’autres régions, attirés par le mouvement de repeuplement du sud de la péninsule, et même par l’idéal de croisade soutenu par la monarchie et l’Église. L’influence gallo-romane sur les variétés ibéro-romanes pendant cette période est perceptible, entre autres, dans les textes lyriques galicien-portugais, qui présentent des emprunts lexicaux principalement de l’occitan (ce qui n’est pas surprenant, puisque la production des troubadours galiciens est héritière de l’"école d’oc"). Également d’origine occitane, les digraphes <lh> et <nh> ont été adoptés au Portugal, promus sous le règne d’Afonso III, pour représenter les consonnes palatales latérale et nasale respectivement. Cette régulation graphique a défini une différence remarquable entre les textes galicien-portugais écrits dans l’espace portugais et ceux écrits dans d’autres royaumes où cette langue était aussi utilisée.

En ce qui concerne la péninsule italienne les villes du Nord ont commencé à constituer des Communes depuis le XIe siècle, de sorte que l’organisation a été communale entre le XIIe et le XIIIe siècles (même si les Communes relevaient officiellement de l’Empire). À partir du milieu du XIIIe siècle, il y a eu quelques changements dans le système d’organisation politique et sociale, lorsque de nombreux seigneurs ont voulu renforcer leur pouvoir comme gouvernants d'État régional. Dans le Nord, Venise était sous l’influence de l’Empire byzantin: du XIIe siècle au XVe siècle, la domination vénitienne sur la côte dalmate et l'est méditerranéen élargit le domaine du dialecte vénitien et influence le dalmate (Gessgen 2007 : 334).  Au centre de la péninsule, l’État pontifical s’est consolidé à partir des XIe et le XIIe siècles, après la réforme grégorienne. Le sud de l’Italie et la Sicile ont connu la domination lombarde, byzantine et arabe, bien que les villes maritimes de Naples et Amalfi aient été presque autonomes. La Sicile avait connu l’invasion et la conquête musulmane, achevée en 902 ; plus tard, les Byzantins ont conquis le territoire (1091), de telle sorte qu'une partie de l’île utilisait le grec et une autre le latin. La relation problématique des États a conduit à l’intervention normande : les Normands ont réussi à établir le Royaume de Sicile en 1130 et à le maintenir jusqu’à la première moitié du XIIIe siècle (Redon 2002 : 10-11). Le contrôle normand a favorisé l’installation des gens de langue gallo-romane et des variétés italo-romanes originaires du centre et du nord de la péninsule. Les apports de ces nouvelles communautés linguistiques ont contribué à la configuration de la variété sicilienne (Vàrvaro 2001 : 109-110).

Finalement, les Croisades en Terre Sainte et la constitution des États latins d’Orient ont eu des répercussions sociales, politiques, religieuses et linguistiques dans le territoire méditerranéen. À côté des langues locales (principalement l’arabe), les différentes variétés romanes ont été introduites par les colons dans les États latins d'Orient (particulièrement le français, utilisé en Asie Mineure comme variété orale et écrite, même si sa présence n’a pas eu de conséquences durables) (Vàrvaro 2001 : 102 ; Glessgen 2007 : 334).