Une devinette sur l'acte d'écrire
Comme son nom l’indique, ce texte écrit par une main véronaise à la fin du VIIIe siècle ou au début du IXe siècle est une devinette. Il fut écrit sur les marges d’un manuscrit plus ancien provenant des terres ibériques, d’où il serait parti au moment de la conquête arabe du Royaume de Tolède (711), puis, en passant par Cagliari et par Pise, il serait arrivé à Vérone avant la fin du VIIIe siècle.
Ce court texte témoigne de la naissance du vulgaire en Italie, bien que pour certains chercheurs, la langue représentée soit encore le latin (avec, certes, des traits romans). Sur l’image on peut voir trois lignes rédigées en scriptio continua (écriture en continu sans séparation entre les mots qui rend nécessaire la lecture à haute voix…) :
1 ✝ separebabouesalbaprataliaaraba & albouersorioteneba & negrosemen
2 seminaba
3 ✝ gratiastibiagimusomnip(oten)ssempiterned(eu)s
Les deux premières lignes contiennent la devinette, la 3e ligne exprime une formule de bénédiction en latin classique Gratias tibi agimus omnipotens sempiterne Deus qui, pour certains chercheurs, aurait été écrite de la même main (ce qui permettrait d’interpréter que l’auteur avait déjà la conscience linguistique de la distance entre le latin classique et le roman naissant).
La devinette a été lue de la façon suivante :
Se pareba boves, alba pratalia araba & albo versorio teneba & negro semen
On a reconnu dans ces mots une devinette encore vivante au XXe siècle dans la tradition populaire. Les bœufs (boves) sont les doigts (métaphore ancienne, Roncaglia 1994: 129). La charrue (versorium : terme diffusé dans l'aire vénéto-ladine) est la plume : blanche (albo), car il s'agit d'une plume d'oie (comme c’était l’usage au VIIe s.). Le champ blanc (alba pratalia) est le parchemin et la semence noire (negro semen) les signes de l'écriture. “Celui qui mène les bœufs à sa guise (se pareba boves : imparfait narratif, renforcé par le pronom) est évidemment la personne qui écrit, c'est-à-dire le scribe : la solution de l'énigme” (Roncaglia ibid.)
On peut penser que l’auteur de cette devinette était lettré comme le dit Roncaglia (ibid.) :
En effet, la devinette était, oui, devenue populaire, mais elle n'était certes pas née au sein du peuple illettré. Elle était, à l'origine, un instrument littéraire de suggestion didactique, créé par un maître et répandu par les écoles.
Par ailleurs ce texte est à mettre probablement en rapport avec la vaste tradition littéraire latine médiévale des énigmes (VIIe-VIIIe siècles). On peut même y voir une sorte de versification : Monteverdi (1945 : 131) a exposé l’hypothèse de l’existence de deux hexamètres rythmiques enchaînés dans le texte. Finalement, il s’agit d’un texte qui parle de l’écriture, celle-ci étant à ce moment-là un privilège rare et réservé aux clercs.
Voici pour terminer, quelques traits de la langue parlée de l’auteur (cf. Roncaglia 1994, entre autres) :
Dans le lexique :
- parare (qui dans l'expression parer i bo, "mener les bœufs", existe dans toute l'Italie du Nord).
- versorio au sens de "charrue",
- pratalia au sens de "champ".
Dans la phonomorphologie :
- se pour sibi,
- le métaplasme dialectal, lié au sémantisme rustique, -eba pour -aba,
- negro pour nigrum,
- réductions systématiques de -at à -a (pareba, araba, teneba, seminaba),
- réductions systématiques de -um à -o (albo, versorio, negro).
Pour écouter l'Indivinello veronese reproduit ci-dessus :
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