Premiers témoignages des langues romanes
À quelle époque a-t-on cessé de parler latin ? Les deux termes de l'évolution apparaissent assez nettement : vers 300, et encore vers 500, la langue parlée partout mérite un nom unique, c'est encore du latin [...] ; vers 800 dans la France du Nord (et plus tard ailleurs), l'opposition entre latin et langue parlée est reconnue par les contemporains eux-mêmes (Wolff 1970 : 86)
Le caractère lent et progressif des changements linguistiques qui se sont produits entre le IVe et le IXe siècle rend impossible de fixer une quelconque date de "naissance" des langues romanes. Ce que l'on peut dire c'est qu’à un moment donné de l'histoire, les gens parlant des variétés romanes ont eu de sérieuses difficultés pour comprendre le latin (la variété plus ou moins normée utilisée à l'écrit). Il s'agit donc d'une prise de conscience de l'éloignement linguistique. Autrement dit (en simplifiant la complexité de la modalité non standard), on serait passé, un peu partout dans le domaine roman, d'une diglossie entre deux variétés de la même langue, à une diglossie entre deux langues.
Cette prise de conscience est perceptible grâce à des documents de l'époque qui témoignent volontairement ou involontairement de cette incompréhension. L'Église catholique, étant un lieu de rencontre entre les variétés orales et la variété normée du latin, nous fournit des discours qui permettent de fixer une date a minima à partir de laquelle la coupure latin/variétés romanes est évidente.
Deux décisions prises lors de deux Conciles sont éloquentes. Ainsi, lors du Synode de Francfort en 794 (où se sont réunis 300 évêques et archevêques francs, italiens, galiciens, anglo-saxons… escortés d'une foule d'abbés, de moines, de prêtres, de diacres...), on fait la différence entre les trois langues de culture classique (latin, grec et hébreu) et "toutes les langues" qui représentent les variétés orales :
que personne ne croie que Dieu ne doit être adoré que dans les trois langues [grec, latin, hébreu]. C’est dans toutes les langues que Dieu est adoré, et l’homme exaucé s’il demande des choses justes
La décision prise à l'occasion du Concile de Tours en 813 est plus explicite et fait clairement allusion à l'incompréhension du latin. On utilise par ailleurs le mot traduire qui exprime précisément la distance entre le latin et la "rusticam romanam linguam" :
L'épitaphe du pape Grégoire V, mort en 999, nous fournit un autre exemple de l'émergence d'une nouvelle langue, différente du latin :
[….] de la race royale des Francs, usant de l’idiome francique, de l’idiome vulgaire, et de l’idiome latin, enseigna les peuples en ces trois langages
Ces témoignages montrent qu'à partir du IXe siècle, la distinction entre le latin et les langues romanes est devenue claire et que les contemporains en ont pris conscience. Mais le latin est toujours un facteur d'unification et de pouvoir symbolique au service du christianisme et de l'Église. L'Europe (romane et non romane) s'engage dans un bilinguisme durable : le latin apparaît comme la langue supérieure (langue de l'Église, de l'administration, de la vie intellectuelle) et les langues vernaculaires restent cantonnées aux usages oraux quotidiens durant quelques siècles.
À côté de ces témoignages épilinguistiques, il faut situer des documents épigraphiques qui représentent à l'écrit ces langues naissantes.
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