L’émergence d’une "nouvelle langue" romane ?

Le galicien "langue par élaboration"

À la suite des classifications des langues romanes faites au XVIIIe et au XIXe siècles, le galicien a été considéré par les romanistes comme étant l’un des dialectes du portugais, voire, dans le pire des cas, comme un dialecte du castillan (Fernández Rei 1993). Ce n’est qu’à partir des années 1980 que les voix de ceux qui réclamaient pour le galicien le "rang" de "langue" ont commencé à se faire entendre, en Galice d’abord, puis chez les romanistes étrangers. 

En Galice le débat, soulevé auparavant de façon épisodique, fut particulièrement d’actualité à la fin des années 1970 et durant les années 1980 et 1990 lorsqu’il a été question de l’officialisation de la langue galicienne et de la généralisation de son enseignement. La scripta littéraire qui avait existé durant le Moyen Âge avait disparu en Galice à partir du XVIe siècle. Cette région est restée attachée au royaume de Castille et les liens avec le Portugal indépendant se sont distendus de plus en plus. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que les intellectuels Galiciens prennent conscience de la nécessité de trouver une norme écrite pour le galicien (Santamarina 1993). Les initiatives de type normatif avaient été durant longtemps individuelles et leur succès très limité, éphémère et sans grandes répercussions (Santamarina 1993 : 68). Chaque écrivain suivait sa propre norme, dans une anarchie orthographique absolue (voir Hermida 1992 : 182 sv.).

Mais le débat (et conflit) qui a eu lieu à la fin du XXe siècle n’était pas (seulement) orthographique : l’enjeu était la "définition" (socio)linguistique du galicien. Personne ne mettait en doute que le galicien et le portugais soient, à l’origine, une seule et même langue qui s’est diversifiée en deux variétés distinctes pour des raisons historiques. Mais, la question sur laquelle on a longuement débattu en Galice durant des années (et encore aujourd’hui) était de savoir si, à la fin du XXe siècle et aujourd’hui, il fallait parler d’une langue galégo-portugaise ou d’une langue galicienne et d’une langue portugaise différentes. 

De façon volontairement simple on pourrait résumer la question selon deux positions antagonistes :

  • Si le galicien et le portugais sont la même langue, une même norme s’imposerait. Cette position réintègrerait le galicien (plus ou moins rapidement d’après les différentes tendances) dans son aire linguistique d’origine : le domaine luso-brésilien, mais signifierait une rupture avec plusieurs siècles d’histoire commune (d’influences et d’habitudes graphiques) avec le castillan. Le galicien ne serait alors qu’un dialecte du portugais.
  • Si le galicien et le portugais ne sont pas la même langue la question de la propre identité du galicien entre les deux langues de culture qui l’entourent est à résoudre : quelle place donner à toutes les influences reçues durant plusieurs siècles de contact inégalitaire avec le castillan ? Admettre toutes ces influences ne pourrait-il vouloir dire que le galicien n’est qu’une variété hybride formée de portugais et de castillan ? Comment se différencier du castillan sans (trop) se rapprocher du portugais ?

Ainsi, la question de la norme cachait un dilemme : ou bien admettre l’émergence d’une langue (en rupture avec son aire linguistique d’origine) ou bien envisager un avenir pour le galicien associé à celui du portugais (ce qui signifiait une rupture socio-historique avec l’espace communicatif dans lequel les Galiciens avaient vécu durant des siècles).

Loi de normalisation linguistique (1983)
Loi de normalisation linguistique (1983)

Les débats sur l’identité linguistique du galicien ont dépassé le domaine de la linguistique. Comme le rappelle A. Santamarina, dès que le galicien rentre dans le système éducatif, d’abord de façon expérimentale, puis de façon obligatoire et que l’on voit la possibilité de le rendre langue de l’administration en Galice, la question normative dépasse les limites de la linguistique et devient irrémédiablement une question politique (Santamarina 1989 : 292).

Il convient de situer le contexte de la linguistique galicienne (et de la sociolinguistique) à la fin des années 1970 et dans les années 1980, lorsque ce débat a vécu des moments spécialement intenses. Le galicien se trouvait à ce moment-là dans les prémices d’une lente récupération des usages publics et commençait à s’afficher dans le monde universitaire : apparition d’une Section de Philologie romane en 1963, première chaire de Linguistique et Littérature galiciennes à l’université de Saint-Jacques de Compostelle (1972), première leçon inaugurale prononcée en galicien pour l’ouverture des cours (1977-1978) à l’université de Saint-Jacques de Compostelle, premières thèses rédigées et soutenues publiquement en galicien (1979, 1980…). Les recherches sur le galicien étaient menées par des chercheurs de formation philologique : la sociolinguistique commence à se développer très lentement en Galice à partir des années 1980.

À partir de bases théoriques dans un premier temps fondamentalement philologiques, et entourés de polémiques et de discordes, certains universitaires galiciens tentent de justifier plus ou moins scientifiquement et d’affiner leur position dans un débat normatif qui s’intensifie tout au long des années 1980 et le début des années 1990. L’argumentation s’enrichit dans les années 1990 avec l’arrivée de jeunes chercheurs qui introduisent la réflexion sociolinguistique de façon moins intuitive que leurs prédécesseurs. 

Mais des facteurs socio-politiques ont aussi influencé le débat. Si, d’un point de vue linguistique et en ce qui concerne la tradition des  romanistes, la tendance isolationniste signifiait une rupture, d’un point de vue politique c’était plutôt une continuité. Tout d’abord parce que les groupes politiques (centre-droit) dominants n’étaient pas favorables à un rapprochement entre le galicien et le portugais, mais aussi parce que, pour les propres locuteurs, la tradition linguistique et culturelle les rapprochait davantage du castillan que du portugais. Si les tenants de la tendance réintégrationniste étaient souvent suspects d’anti-espagnolisme, ceux qui prônaient un galicien linguistiquement « isolé » étaient accusés de "faire le jeu" des espagnolistes. Il s’agit bien en Galice (et en ce qui concerne toutes les tendances) d’un débat militant soucieux de l’avenir du galicien à long terme, dans lequel se croisent des arguments historiques, sociolinguistiques, politiques, socio-didactiques et pragmatiques.

Les romanistes étrangers s’invitent au débat galicien…

Entre rupture linguistique et continuité  socio-politique, la tendance officielle s’est construite par opposition à celle des partisans du réintégrationnisme (qui se manifeste selon deux tendances  : une tendance forte dite "de maxima" et une tendance modérée dite "de minima" (voir,  par exemple, Herrero Valeiro, 1993) qui considéraient que le galicien, en dépit des avatars de l’Histoire, appartenait toujours à l’aire linguistique portugaise et que, par conséquent, l’objectif à atteindre était celui de son intégration (plus ou moins rapide) dans son aire linguistique naturelle : l’aire luso-brésilienne (l’orthographe proposée par les tenants de ce courant allait de l’adoption de celle que l’on considère comme l’orthographe historico-étymologique jusqu’à celle du portugais normé). Parmi les premiers défenseurs galiciens du réintégrationnisme, on trouve Ricardo Carvalho (Carballo) Calero (1910-1990), qui a joué un rôle de premier plan dans le débat/conflit de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt : co-fondateur du Partido Galeguista, membre de la Real Academia Gallega (1958), premier titulaire d’une chaire de Linguistique et Littérature galiciennes à l’université de Saint-Jacques de Compostelle (1972), il est l’un des principaux théoriciens du réintégrationnisme linguistique.

Enquête sur les usages linguistiques 1995
Enquête sur les usages linguistiques 1995

Carvalho fonde sa théorie sur des motifs de nature historique mais aussi sur des considérations de type sociolinguistique (l’image de la langue). Pour Carvalho, d’un point de vue historique, le galicien et le portugais sont une même langue, cette unité s’étant brisée au XVe siècle : tandis que le portugais devenait la langue officielle d’un royaume indépendant, le galicien, sans une Cour pour le soutenir et le promouvoir, tombait dans l’archaïsme, le dialectalisme et le castillanisme, au point de devenir une langue a-littéraire et aboutir ainsi à n’être qu’un dialecte purement oral du castillan qui constituait son modèle. Ainsi, le galicien aurait été un dialecte durant toute l’Époque moderne, parce que, pendant cette période, "son image graphique" n’était pas normale, et que la langue normale de culture des Galiciens lettrés était le castillan (Carvalho 1983 : 2). Carvalho soutient qu’il existe toujours une unité Galice-Portugal, indépendante des frontières politiques, ainsi qu’une unité linguistique (que cet ensemble soit dit galicien, portugais ou galicien-portugais (ibid. 1983 : 9-12)).

Mais un autre argument s’impose pour Carvalho, celui de l’image que l’on aura du galicien. Car pour lui "se contenter d’un galicien populaire construit sur la base du galicien castillanisé d’aujourd’hui" (Carvalho 1983 : 33 ; nous traduisons) serait perpétuer la "servitude" du galicien et continuer de lui nier la faculté d’être une langue moderne auto-suffisante (Carvalho  1983 : 37). L’orthographe officialisée en 1983 consommait pour lui cette "dépendance" et aspirait "à la perpétuer". Conscient des difficultés, l’auteur propose l’intégration graduelle, programmée et adaptée à chaque domaine d’action, de l’orthographe historique du galicien, qui n’est pas seulement celle qui était en vigueur "cando o castelhano deslocou o galego como lingua escrita nas provincias  espanholas" (Carvalho 1985 : 131-134) mais aussi celle qui a évolué au sud du Minho/Miño.

La position de Carvalho Calero est adoptée par d’autres linguistes galiciens et non galiciens qui enrichissent et renforcent ses arguments. Des romanistes reconnus ont appuyé plus ou moins clairement cette tendance. Ainsi le Portugais Rodrigues Lapa (1973) propose, comme moyen de récupération littéraire du galicien, d’adopter "progressivement" mais "rapidement" le portugais littéraire :

Sendo o portugués literário actual forma que tería o galego se o não tivessem desviado do caminho propio, este aceite uma língua que lhe é brindada em salva de prata (...). Daqui a 25 anos, essa lingua renascida para a civilização, incorporada já de pleno direito no idioma de Portugueses e Brasileiros, seria lida por mais de 200 milhões de indivíduos (Rodrigues Lapa 1973 : 286).

Le romaniste catalan Joan Corominas (1976) est aussi partisan d’une orthographe unifiée. Tout en reconnaissant sa position de militant du catalan et sa "méfiance" envers le castillan "uma língua que pretende devorar às outras" (Corominas 1976 : 278) il considère que

o principal adianto a facer na direzón da unificazón lingüística galego portuguesa é no campo da unidade ortográfica (...) e este adianto é non só eminentemente desexábel, mas libre de toda obxeción seria; non só posíbel mas aínda fácil se existir boa vontade, habilidade e pericia na conduzón do problema (Corominas  1976 :  277).

La position d’Eugène Coseriu est moins figée. Il s’intéressera au problème dans deux travaux qui voient le jour en 1987. L’un est son intervention au II Congresso Internacional da Língua Galego-Portuguesa na Galiza qui s’est tenu à Orense en 1987 et qui sera publié en 1988. Coseriu identifie trois problèmes de nature différente qui se posent pour le galicien (le problème  linguistique (et plus concrètement de linguistique historique), le problème de politique idiomatique  (celui des fonctions du galicien en Galice) et le problème de la planification linguistique) mais dans un souci de ne pas vouloir intervenir dans le débat politique "que concierne sólo a los gallegos, y, en cierto sentido, a los españoles y a los portugueses" (Coseriu 1988 : 793), il ne développe que le premier problème, celui de la position du galicien parmi les idiomes de la Péninsule. Pour lui, malgré les siècles pendant lesquels, entre le galicien et le portugais, il n’y a pas eu de réels contacts, les deux langues appartiennent toujours au même "continuum linguistique".  Si en ce qui concerne la "langue commune" (qui pour le galicien est en partie en train de s’élaborer), la séparation peut être établie, pour ce qui est du galicien populaire ou dialectal la dénomination de "galicien-portugais" est toujours valable.

Mais cela ne signifie pas que le galicien soit portugais, cela signifie que le portugais "est galicien" :

Se trata, por tanto, del caso bastante raro en la historia de las lenguas, de una lengua que, precisamente en la forma que se difunde y se constituye en lengua común y gran lengua de cultura, se llama con otro nombre : ya no es gallego sino portugués. (Coseriu  1988 :  800 )

Il traite le problème de politique idiomatique et le problème de la planification linguistique dans un article (intitulé "El gallego y sus problemas. Reflexiones frías sobre un tema candente") publié en 1987 en dehors de la Galice : la revue Linguistica española actual publiée à Madrid par l’Instituto de Cooperación Iberoamericana .

En ce qui concerne le deuxième problème (la politique idiomatique), Coseriu fait une analyse des attitudes des Galiciens envers la langue galicienne qui n’a pas perdu de son actualité plus de vingt ans après et insiste sur le manque de mobilisation populaire en faveur du galicien. À partir de ce diagnostic, il prône une solution qui tienne compte de la "faisabilité", ce qui l’amène à ne pas conseiller la "solution lusitaniste" : 

a pesar de las razones históricas, y en parte, precisamente debido a estas razones históricas, es menos conveniente que la solución "castillanista" (Coseriu 1987 : 136)

Plusieurs raisons sont invoquées par Coseriu : tout d’abord parce qu’il existerait le danger pour le galicien d’être absorbé par le portugais (étant donné leur proximité linguistique et le prestige supérieur du portugais), mais aussi parce que, "dans les conditions actuelles", cette solution "ne serait pas réalisable" : opposition de l’État espagnol, opposition des Galiciens et opposition aussi des Galiciens de l’émigration…

Affiche plurilingue adressée aux pélérins à Santiago de Compostela
Affiche plurilingue adressée aux pélérins

à Santiago de Compostela

Le troisième problème évoqué par l’auteur, celui de la planification linguistique, concerne le choix du modèle de langue commune. Coseriu voit deux possibilités : accepter le galicien usuel avec les castillanismes qui sont entrés dans les usages, ou avoir recours au galicien historique (médiéval) et combler ses manques avec des solutions portugaises.

Quoi qu’il en soit, Coseriu refuse de prendre parti pour l’une ou l’autre des tendances, car pour lui "el lingüista sólo puede ofrecer sus buenos oficios con respecto al cómo y no con respecto al qué (Coseriu 1987 : 138). 

L’année 1989 semble être celle de l’officialisation au sein de la communauté des romanistes, de l'entrée du galicien dans le "cercle" des "langues" romanes. Georges Straka, dans le compte rendu de la réédition d’une Gramática galega publié dans la Revue de Linguistique romane lui donne le "visa d’entrée" :

Ainsi sont réunies aujourd’hui en Galice toutes les données – linguistiques, socio-linguistiques, littéraires et politiques – nécessaires pour qu’un idiome puisse être considéré comme une langue, et il est évident qu’il faudra désormais compter, dans l’aire ibéro-romane, non pas trois langues romanes, mais quatre : le catalan, l’espagnol, le portugais et le galicien.  (Straka 1989 : 534)

Straka, après avoir reconnu que « les parlers galiciens se sont fortement castillanisés », réfute les propos d’autres romanistes concernant le galicien, et donne une liste des conditions requises pour qu’un parler soit considéré comme une langue :

On ne peut pas dire que "le galicien [….] est considéré comme un dialecte espagnol" (Camproux o.c. 90), ni non plus, comme l’a écrit Lorenzo Renzi que le galicien "survit aujourd’hui à l’état dialectal" . Il n’y a pas eu que de « vari tentativi per riconstituire una lingua letteraria" (ib) ; les  Galiciens se sont donnés une norme linguistique qui est enseignée et dont font preuve précisément la grammaire  dont il est question ici [R. Alvarez, H. Monteagudo, X.L. Regueira, Gramática galega, Vigo, Ed. Galaxia, 1989] […], l’important Diccionario da lingua galega (Ir Indo Edicions, Vigo […]) et les dictionnaires galégo-espagnol et espagnol-galégo, ainsi que la Grande Enciclopedia Galega […].  Rappelons également que, depuis le premier quart du XIXe siècle, il existe une littérature en langue galicienne qui n’est pas à négliger ; cette langue littéraire commune atteint la perfection et l’unité dans l’admirable traduction de la Bible qui vient de paraître. Enfin, on sait que, dans la Constitution que l’Espagne s’est donnée en 1978, le galicien est reconnu, à côté du castillan, comme une des langues officielles de l’Espagne, au même titre que le catalan (art. 3) ; d’après l''Estatuto de Autonomía de Galicia  (art. 5.1) […] "a lingua propia de Galicia é o galego"  (Straka 1989 : 533-534)

La même année, le XIXe Congrès International de Linguistique et Philologie Romane avait lieu à Santiago de Compostela et les organisateurs galiciens avaient décidé de déclarer  langues officielles du Congrès le français (langue officielle de l’Association) et… le galicien (langue autochtone de  Galice). Cette décision polémique, qui excluait le castillan, provoqua une forte indignation chez certains romanistes "orthodoxes", et mettait en scène la difficile émergence d’une nouvelle "langue".

De nombreux linguistes ont pourtant hésité à donner le "visa" d’entrée au galicien. Pour n’en citer que quelques exemples : pour Klinkenberg (1994 : 213), le galicien est  un "dialecte du Nord" du portugais "plus proche des variétés espagnoles à maints égards" même s’il ajoute plus loin qu’il "jouit d’un statut officiel" et même qu’il a développé "deux standards" : le "galicien normalisé", qui se tient plus près du castillan, et une seconde variété, plus proche du portugais prônée par les "lusistes". R. Posner pour sa part est hésitante lorsque, dans son ouvrage Las lenguas romances publié en 1998, elle essaie de répondre à la question du nombre de langues romanes qui existent : après avoir compté sans discussion les langues étatiques, elle ajoute un deuxième groupe composé du catalan et de l’occitan, qu’elle appelle des langues "littéraires", car elles  "consiguen el reconocimiento general, sobre todo por su estatuto de lenguas literarias medievales, unido a la militancia de los propagandistas lingüísticos". Mais elle exclut le galicien de ce groupe : tout en reconnaissant son "ilustre tradición literaria", elle argumente que «la postura tradicional de  los manuales es considerar que es la misma lengua que el portugués – o más bien, el gallego-portugués" (Posner 1998 : 242-243).

Les critères qui justifient d’après Straka le fait de considérer le galicien comme une langue seront ceux qui, durant les années 1990, vont être évoqués par les tenants de la tendance isolationniste, tout en s’inspirant largement des travaux de Mujačić.

L’apport des travaux de Mujačić

Les tenants de la tendance « isolationiste », après une position initiale plus ou moins intuitive, ont trouvé dans les travaux de Mujačić (ainsi que dans ceux de Kloss) les arguments dont ils avaient besoin pour justifier "scientifiquement" une position qui était déjà officielle.

Mujačić avait cité le galicien à plusieurs reprises dans ses travaux sur les classifications standardologiques (en le considérant une "langue romane par élaboration"), mais il a toujours fait le choix de la prudence lorsqu’il s’est agi de prendre parti pour l’une des deux tendances. Ainsi, encore en 1995, lorsqu’il publie en Galice un article consacré au galicien (il s’agit en fait d’une conférence prononcée un an avant à Santiago de Compostela dans le cadre d’une université d’été), il analyse plusieurs cas qui peuvent aider à éclaircir la question galicienne (le corse, le piémontais, l’aranais, le macédonien…) et il propose "une révision du cas galicien" dans laquelle il renvoie la question aux Galiciens :

Unha volta decidida a dirección que se debe tomar, depende xa da vontade dos propios galegos (non demasiado solertes polo de agora nas súas prácticas lingüísticas) aproveitaren ou non esta oportunidade histórica (que non existiría, sexa dito de camiño, de no século XIII Galicia pasar a formar parte de Portugal). Eu como estranxeiro soamente podo aconsellar prudencia, tino e moderación  (Mujačić 1995 :  34-35)

Malgré la prudence de l’auteur, ses travaux seront précieux pour les tenants de la tendance "isolationniste", qui s’appuieront également, en suivant son exemple; sur les apports de Heinz Kloss, ou H. Haarmann.

Mujačić, on l’a dit, s’intéresse au galicien dans le cadre de ses recherches sur la standardalogie romane depuis le début des années 1980. Partant dans un premier moment des concepts Ausbausprachen et Abstandsprachen proposés par Heinz Kloss, il  peaufine peu à peu son modèle nommé "linguistique  relativiste" (Mujačić 1995). Comme le rappelle Fernández Rei, la position du galicien parmi les ausbau romanes évolue au fur et à mesure que Muljačić accroit ses connaissances de la situation du galicien (voir le détail de cette évolution dans Fernandez Rei 1993).  

Campagne publicitaire institutionnelle de promotion d'un produit galicien
Campagne publicitaire institutionnelle

de promotion d'un produit galicien

Les théories de Muljačić sont adoptées, adaptées au galicien, et développées par les linguistes galiciens. Ainsi H. Monteagudo (1990 : 100) affirme que la distance linguistique entre le galicien et le portugais standard est si grande qu’elle peut entraîner des difficultés dans l’intercompréhension orale et que, par ailleurs, le galicien possède une infinité d’expressions et de tournures que ne possède pas le portugais. F. Fernández Rei va dans le même sens lorsqu’il parle des "profondes transformations phonologiques" qui se sont produites dans le galicien et qui aujourd’hui l’éloignent tellement du portugais "qu’elles rendent impossible un système orthographique commun" (Fernández Rei 1991 : 37; nous traduisons). S’appuyant sur le fait que les divergences linguistiques entre le galicien et le portugais sont aujourd'hui très importantes, les tenants de ce courant pensent que "réduire le galicien à une variante du portugais ne pourrait se faire qu’à un coût de dénaturalisation très élevé" (Santamarina 1993 : 71 ; nous traduisons).

Ceci dit les sociolinguistes galiciens hésitent lorsqu’il s’agit de considérer le galicien comme une langue par distanciation (Abstandsprachen) par rapport au portugais. Pour eux, le galicien n’est qu’Ausbau par rapport au portugais, autrement dit, "il n’a d’existence indépendante que pour des raisons sociolinguistiques, car, d’un point de vue linguistique, il n’en est pas assez éloigné pour pouvoir être considéré comme une Abstandsprache" (Fernández Rei 1991 : 38 ; nous traduisons). 

Mais partant du tableau de Kloss (1978 : 48-49), repris par Muljačić (1983 : 69 sv.), qui mesure la production écrite non littéraire d’une langue, Santamarina (1993 : 73) considère qu’il faudrait situer le galicien au niveau 7 d’Ausbau (le catalan, par exemple, serait au niveau 9 tandis que le sarde se situerait au niveau 5), et il insiste sur le fait qu’un dialecte atteindrait à peine le niveau 1. Fernández Rei  (1993 : 109) va plus loin en affirmant que, si l’on tient compte des dernières publications, le niveau 8 "se remplit progressivement" et le niveau 9 « se remplit partiellement".

Henrique Monteagudo reprenant toujours les travaux de Mujačić développe la thèse de l’existence dans le domaine galégo-portugais d’une seule langue par distanciation mais de deux langues par élaboration : 

o galego-portugués é unha lingua por distancia, definida por unhas características ligüísticas básicas, común a tódalas variedades do seu ámbito lingüístico, e diferenciadoras fronte a outras linguas por distancia, como o castelan, o catalán, o francés, etc. ; pero o material lingüístico de base do galego-portugués experimentou (e está a experimentar) dous procesos de elaboracón succesivos e independentes, un deles deu orixe ó portugués, o outro está dando orixe ó galego. Noutras verbas, o galego e o portugués son dúas linguas por elaboración, aínda que a súa base lingüística é una única lingua por distancia (Monteagudo 1994 : 211)

Manifestation à Santiago de Compostela : "J'aime le galicien"
Manifestation à Santiago de Compostela : "J'aime le galicien"

Par ailleurs, les représentants de cette tendance accordent à la conscience linguistique une valeur déterminante. Car, la "volonté populaire" (Santamarina 1993 : 72) est déterminante, puisque le galicien est un élément central dans la conscience identitaire des Galiciens comme peuple différencié, ce qui oblige à s’éloigner du castillan d’une part, mais qui impose, d’autre part, certaines précautions pour un ("par ailleurs indispensable") rapprochement avec le portugais (Monteagudo 1997 : 29). Le galicien et le portugais sont aujourd’hui des langues différentes par "consensus social en Galice" (Monteagudo 1997 : 15), en raison du fait que "la grande majorité des Galiciens  considèrent qu’ils parlent une langue différente" (Santamarina 1993 : 72 ; nous traduisons), c’est-à-dire une langue "différente du castillan et en même temps très proche du portugais" (Fernández Rei 1993 : 112).

Un débat qui n’est pas clos en Galice…

L’histoire du galicien et les discours qui l’ont accompagnée peuvent contribuer au débat sur la distinction entre langues et dialectes, mais mettent aussi en évidence la difficulté pour clore la question.

En effet, si lors de la mise en place d’une politique linguistique l’adoption d’une norme officielle était urgente et nécessaire (l’estime du Galicien envers sa langue était alors également en jeu), à la fin des années 1990 (l’estime de soi en partie récupérée) les efforts ont commencé à aller dans le sens d’un rapprochement progressif des différents courants. Par ailleurs, la nécessité, exprimée par certains, d’une indépendance à outrance du galicien à l’égard du portugais, a commencé à s’estomper. Ainsi, H. Monteagudo écrivait en 1997 :

¿Son o galego e o portugués 'linguas' distintas? Paréceme pouco discutible que na actualidade o consenso social maioritario, manifestado numha tradición de cultivo autónomo da lingua (...) así o determina. ¿Significa isto que teñen que seguir sendo 'linguas distintas'? Non. Simplificando un pouco, depende de que o consenso social sobre a materia sexa modificado nun ou outro senso e de que se adopten unha serie de decisións subsecuentes. (...)  manter que o galego e o portugués son hoxe linguas históricas distintas non necesariamente implica soster que o sexan indiscutiblemente, que sempre o fosen e que o vaian a ser para sempre. (Monteagudo 1997 : 15-16)