Introduction

Le petit prince en sarde méridional
Le petit prince en sarde méridional

Lorsque nous avons commencé ce cours, nous nous étions posé la question du nombre de langues romanes. La réponse, on l’a vu, n’est pas assurée car, à côté de grandes langues d’état unanimement reconnues, certaines variétés linguistiques ne sont pas considérées sans discussion en tant que langues, même si un certain nombre d’entre-elles ont pu vivre autrefois des périodes de splendeur. Les langues dont il sera question dans ce chapitre ont leur origine comme le reste des langues romanes dans l’évolution du latin vulgaire mais ont traversé l’Histoire (ou une partie de leur histoire) sans le soutien d’un pouvoir qui aurait pu en faire des langues royales, administratives et en définitive des langues nationales, c’est-à-dire des langues d’un État-Nation. 

Les changements sociaux (révolutions sociales) qui débutent au XIXe siècle (industrialisation, urbanisation, généralisation de l’éducation, mouvements de population… mondialisation, globalisation) ont eu des répercussions sociolinguistiques déterminantes. Si autrefois les langues minorées avaient pu survivre de façon naturelle, ce n’est désormais plus le cas. L’écologie linguistique n’est plus favorable à ces langues.

Mais en même temps, paradoxalement, on assiste à l’éveil (ou au réveil) des sentiments nationaux des peuples dont la langue constitue un élément identitaire important. Muljačić parle "du printemps des peuples (nations)' et de leurs langues ressuscitées ou élaborées pour la première fois" ; bien entendu "le grand problème de toutes les 'petites' langues (même de celles communément reconnues) est de survivre" (Muljačić 2004 : 307-308).

Dans cette traversée écolinguistique, les langues dont on parlera dans ce chapitre sont arrivées à la fin du  XXe siècle avec plus ou moins de vitalité grâce à des conditions sociolinguistiques favorables (l’isolement, la ruralité…) et/ou ont résisté à la substitution avec des doses de loyauté variables et des résultats contrastés… Aujourd’hui les sociolinguistes parlent de revernacularisation, de revitalisation (de résilience aussi) sociolinguistique concernant la sauvegarde de beaucoup d’entre elles, mais aussi de normalisation sociolinguistique concernant les processus de sauvegarde et de reconquête les plus ambitieux.  

Antonio Udina (Bartoli 1906)
Antonio Udina (Bartoli 1906)

Certaines langues ont disparu, comme le dalmate, langue romane parlée autrefois dans une grande partie de la côte adriatique et qui était encore utilisée pour des actes officiels à Ragusa (aujourd’hui Dubrovnik). L’exemple de cette langue nous montre que la disparition des langues est une réalité, mais illustre également ce que l’on a appelé le "mythe du dernier locuteur", encore d’actualité aujourd'hui dans une certaine tradition de l’anthropologie linguistique (cf. Costa 2010), mais dont la création, dans le cas de cette langue romane, remonte au XIXe siècle.

 

Les connaissances actuelles concernant cette langue sont assez réduites. Son nom est lié à celui du romaniste Matteo Giulio Bartoli, auteur notamment de Das Dalmatische, comme le raconte Vuletić (2013 : 49 et sv) :

Pour presque tous, à l'exception de quelques spécialistes bien informés, cette histoire commence avec une nouvelle sensationnelle du 10 juin 1898, empruntée au journal triestin Mattino et qui servit d'introduction à Das Dalmatische de Bartoli (1906, I, & 16, c. 13-15) : alle 6.30, sulla strada che conduce alla località campestre ai campi e che si sta riattando, mentre si caricava una mina questa improvvisamente scoppiò uccidendo quasi sul colpo certo Antonio Udina, buon vecchietto di 77 anni, che stava sopra il sasso per tenere il ferro di carica (...). Era l'ultimo d'una generazione che se ne va ed era il solo che conosceva e parlava perfettamente l'antico dialetto romanico di Veglia.

La nouvelle n'est pas rapportée par Bartoli lui-même, mais il l'adopte telle quelle, la reformulant en termes pompeux : "Das ist das Vegliotische, und das war sein Endee". 

L'ouvrage de Bartoli, Das Dalmatische, se présente fondamentalement comme la description de l'idiolecte d'Antonio Udina, en végliote Tuone Udaina, et, en deuxième lieu, comme la description des "souvenirs" linguistiques d'une trentaine de personnes appelées "épigones", dont la connaissance du dalmate se limitait à un certain nombre de mots et de quelques chansons populaires. […]

Il est vrai que c'est seulement après la parution de ce livre, devenu célèbre un an après sa publication, que la porte de la linguistique romane s'est ouverte au dalmate. Or, cette ouverture, marquée par l’événement romanesque du "dernier locuteur" et la vision dramatique d'une langue dont la mémoire a été sauvée au dernier moment, est, dès le début, teintée de sensationnalisme. Bartoli n'est pas innocent dans cette emphatisation du discours sur le dalmate : il a lui-même insisté non seulement sur l'idée du "dernier Végliote" mais aussi - mettant de côté le scientifique au profit de l'idéologique - sur l'idée du dernier descendant du "lignage des anciens Latins d'Illyrie" (Bartoli 1906, II, c. 157-158)

Bartoli s’inscrit ainsi dans l’air du temps de cette deuxième révolution écolinguistique en construisant l’image d’une langue dont il ne peut pas connaître grand-chose….

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Mais ce chapitre laisse la place à un avenir pour les langues sans État (" petites" ou "grandes" langues) : il sera question de quelques évolutions particulières concernant les mouvements d’émancipation de certaines d’entre elles.